Conférences de carême prêchées par A.-G. Hamman à Notre-Dame de Paris en janvier et février 1980 :

I - Ignace d'Antioche, ou la mystique de l'héroïsme chrétien
II - Irénée de Lyon, ou une vision chrétienne de l'histoire
III - Origène, ou comment lire l'Écriture dans l'Esprit
IV - Grégoire de Nysse, ou itinéraire spirituel vers la cime
V - Augustin d'Hippone, ou Deux amours ont bâti deux cités

Ces conférences ont été diffusées à l'époque sous forme de 5 fascicules dactylographiés et paginés. Ils sont ici retranscrits selon leur pagination.

En lecture d'accompagnement, on lira avec profit Les Pères de l'Église, PdF_01


Notre-Dame de Paris, 13 janvier 1980

 

[PAGE 2] Le christianisme est une histoire, il conserve dans sa Tradition la conscience de l'Église et la mémoire de toutes les expériences accumulées. A travers des situations diverses, les chrétiens ont sauvegardé, intact et vivant, le dépôt de la foi. Celui-ci, au dire d'Irénée de Lyon, comme un nard de grand prix, embaume désormais toute la maison de l'Église.

Dans le déferlement des idées nouvelles, nous éprouvons le besoin d'interroger les témoins de la foi, aux époques de vitalité explosive, les Pères, qui ont forgé l'âme de l'Église. Ils sont d'abord des auditeurs, puis des fils de la foi. Ils deviennent pères, c'est-à-dire engendreurs, dans la mesure où d'abord ils ont communié pleinement au mystère de l'Église et ont transcrit, dans le quotidien de leur existence, le message un jour perçu et accueilli.

Nous retournons à eux non pas par simple nostalgie du passé, comme des romantiques, ni parce que nous nous sentons une vocation d'archéologue, mais parce que nous sommes solidaires d'une même foi, membres d'une même caravane, à la quête d'une même joie, conduits par une même espérance.

Nous regardons en arrière pour marcher en avant. « Si nous voulons voir loin, dit Irénée, il nous faut interroger la tradition des apôtres. » Sagesse des siècles et expérience de l'histoire, seule la connaissance des Pères forme l'âme, l'esprit, la théologie des fils authentiques.

« Pour cette raison, écrivait récemment le Père de Lubac [dans la préface des Chemins vers Dieu, Ichtus 11, p. 7], chaque fois, dans notre Occident, qu'un renouveau chrétien a fleuri, dans l'ordre de la pensée comme dans celui de la vie (et les deux ordres sont toujours liés), il a fleuri sous le signe des Pères. Il n'est de théologien authentique qu'à ce prix. L'actualité des Pères est une actualité de fécondation. »

Nous interrogeons les Pères non pour trouver des solutions toutes faites ni même des recettes, mais parce que la foi pour eux fut à la fois drame et doctrine, réflexion et expérience. Leur recherche est la nôtre, leur découverte nous éclaire. Elle est réponse à l'unique interrogation, d'elle dépend notre échec ou notre attente, mort ou résurrection.

Nous allons donc, au cours de ces exposés, interroger l'Église, qui a seize ou vingt ans, celle d'Ignace et celle d'Irénée. L'âge de l'adolescence et des clairs matins, qui porte la jeunesse dans les yeux. Nous allons la voir grandir, mûrir, s'approfondir, aux siècles suivants, dans l'affrontement de problèmes nouveaux, avec Origène, Grégoire de Nysse, Augustin, l'Orient et l'Occident, encore unis, identiques et différents à la fois, dans la continuité et le progrès.

Tous ont forgé notre Occident. Nous entreprenons donc le pèlerinage à nos sources.

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[PAGE 3] Ignace est évêque d'Antioche au début du 2e siècle, au moment où l'Église a cinquante ans d'âge. Que de chemin parcouru au cours d'une génération d'hommes ! De Paul à Ignace, il y a la distance qui sépare un missionnaire français s'adaptant à l'indianisme, à un Indien authentique qui se convertit à l'Évangile. Il pense et vit le christianisme d'une manière nouvelle.

L'un après l'autre, les témoins qui ont connu le Christ, vu ses miracles, entendu son enseignement ont disparu. Pierre et Paul ont été martyrisés, à Rome, autour des années 64/67, sous l'empereur Néron. Seul Jean, le dernier témoin, a survécu à cette première période. Il est devenu un personnage presque légendaire. Longtemps il demeure en Asie-Mineure le témoin des origines, témoin privilégié dont les yeux ont vu, dont les mains ont touché le Verbe de vie.

Les presbytres ou Anciens des communautés d'Asie recueillent avec piété les paroles du disciple bien-aimé. Polycarpe, l'ami d'Ignace, qu'il rencontre à Smyrne, à qui il va écrire, a été disciple de Jean. A travers eux le témoignage du « disciple que Jésus aimait » porte loin, jusqu'à Rome et par Irénée, jusqu'à Lyon. Ignace lui-même a certainement lu le quatrième Évangile, même s'il dépend davantage de saint Paul.

Autour de l'an 100, commence une période nouvelle, à la fois obscure et décisive. Le dernier témoin a disparu. Les Églises conservent le souvenir de leur fondateur et se réclament de son autorité.

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I – La communauté d’Antioche

Antioche de Syrie peut revendiquer la présence de Pierre lui-même. Il ne semble toutefois pas qu'il ait été évêque de la ville. Sa présence suffit pour que le siège bénéficie d'une primauté sur les autres sièges apostoliques. Lui succède d'abord Évodius dont nous ne connaissons que le nom, puis Ignace, à la naissance du 2e siècle. Ce prestigieux lignage fournit désormais à la métropole d'Asie ses lettres de noblesse chrétienne.

Établie sur les rives de l'Orante, souvent chantée par les poètes, dans une plaine fertile, Antioche. était à la fois un centre commercial opulent et un foyer de civilisation hellénistique. Le fleuve qui a creusé son lit, à travers la chaîne montagneuse du Liban, relie l'Asie à la mer. Carrefour de routes, la métropole d'Asie est la troisième ville du monde, du monde romain s'entend.

Rome a conquis Antioche, aujourd'hui Antakieh (que les Turcs ont pu faire détacher de la Syrie), en 64, avant le Christ. La cité est désormais capitale de la province romaine et résidence du gouverneur. Les chrétiens ne passeront pas inaperçus ; ils vivent sous les yeux de l'autorité. Deux siècles plus tard, Jean Chrysostome, un de ses fils les plus illustres, estime à 200 000 le nombre des habitants, sans les enfants et les esclaves.

Les habitants dans leur majorité sont syriens. Grecs et juifs représentent de fortes minorités. Les Juifs étaient riches, influents, zélés. Ils propagent leur religion avec ferveur. Un des premiers diacres de l'Église, Nicolas, était un prosélyte, c'est-à-dire un païen converti au judaïsme, avant d'accueillir la Bonne Nouvelle.

La culture de la ville était grecque. Le grec était aussi bien la langue commerçante que culturelle, adoptée par l'élite. Le citadin se pique d'être Hellène. Et pour les Syriens de l'Est du pays, la cité est considérée comme grecque. Les derniers ralliés à l'hellénisme, comme de coutume, en sont aussi les zélateurs les plus fervents. Le petit peuple et la campagne, qui commence dans les faubourgs, parle le syriaque, langue qui ne sera écrite qu'avec le christianisme.

[PAGE 5] Le brassage de la population entraîne le brassage des religions. Séleucos I avait élevé à Apollon, « son divin père », les riches sanctuaires de Daphné. Le culte d'Apollon s'épanouit en même temps que celui de Zeus Seleukios. En 150, on lui associe une déesse royale «Arétè», la Vertu. A ce panthéon les Romains ajoutent, à leur tour, le culte des empereurs, qui va provoquer en Asie le conflit avec le christianisme, décrit par l'Apocalypse. Qu'on se souvienne de la Bête de la mer, qui ressemblait à un léopard, symbole de l'empire romain persécuteur. Les plus illustres martyrs de la persécution sont Ignace et Polycarpe.

La première communauté chrétienne vient du judaïsme et n'ouvre qu'en grinçant les portes à la gentilité. L'affluence des païens est considérable. Le vulgaire pour les distinguer des juifs, les appelle chrétiens. De là partent les expéditions missionnaires de Paul et de Barnabé. Antioche est le véritable berceau de l'Église missionnaire.

La fusion entre les éléments juifs et païens ne se fait pas sans résistance. Les lettres d'Ignace s'en prennent à des coteries judaïsantes qui continuent à sévir en Asie-Mineure, plus, semble-t-il, qu'en Syrie, nostalgiques du sabbat et du culte des anges. D'Antioche, ville de bouillonnement intellectuel, s'élabore une première théologie, illustrée par Théophile, plus soucieuse de fidélité biblique que d'ouverture philosophique.

La communauté semble avoir été gouvernée un temps collégialement par les presbytres ou Anciens. Sans doute jusqu'à l'élection d'Évodius, premier représentant d'une hiérarchie monarchique. Mutation qui semble avoir provoqué les mêmes grincements que la venue des premiers païens. Elle semble s'inscrire dans une évolution de tout le monde asiatique.

Il n'est donc pas exact de dire, comme on le fait souvent, qu'Ignace est le père de l'épiscopat monarchique, il succède déjà à un évêque, il trouve donc la structure en place. Dans les communautés qu'il traverse il rencontre une hiérarchie triangulaire : épiscope, presbytres et diacres. Avec un brin de poésie, le pasteur d'Antioche décrit prêtres et diacres, accordés à leur évêque, comme les cordes à la cithare, chantant à l'unisson.

Qu'il s'agisse d'Antioche ou des autres cités d'Asie Mineure, les confidences d'Ignace ne nous dessinent pas une image d'Épinal des premiers chrétiens idéalisés, mais nous font pénétrer dans des communautés concrètes, vivantes, qui pensent et se développent, pétries de chair et de passion, illuminées par la lumière qui s'est levée sur tous, Israël et les nations.

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II - Ignace, évêque d’Antioche

De la vie d'Ignace nous ne savons presque rien. Qui l'a institué évêque, qui lui a imposé les mains ? Tardivement, trop tard, Jean Chrysostome veut y voir une initiative de Pierre lui-même. L'historien Eusèbe nous fournit quelques bribes. Fils de Syrie, Ignace devait être d'origine assez modeste, sans doute païenne. Sa culture est incontestable, il utilise les procédés de la diatribe stoïcienne et connaît les raffinements de la rhétorique asiatique.

Oriental, l'évêque a le goût de l'image plus que de la construction ordonnée. Il n'a aucun souci d'art, moins encore de syntaxe. Écrivain par accident, il n'écrit pas, il parle, il témoigne, il traduit l'exaltation de sa foi, en mots qui éblouissent et respirent. Le style disparaît, un homme paraît, et quel homme ! D'une stature exceptionnelle.

L'évêque est assez prestigieux pour attirer les regards des païens de la ville et de l'autorité romaine. Est-ce sous la poussée de la foule ou par le zèle d'un magistrat qu'il fut arrêté ? Impossible de le préciser. Condamné 'à mort, il n'est pas décapité, et donc il n'est pas citoyen romain, mais jeté en pâture aux fauves. Le transfert des condamnés, à Rome, pour les jeux du cirque, était autorisé par la loi romaine. Mesure qui a voulu frapper les esprits et démanteler, en la décapitant, une Église prospère.

Ignace condamné avec d'autres chrétiens, est conduit avec eux sous escorte militaire à Rome. L'armée romaine supplée à la police. Il appelle les dix soldats, sans aménité, des léopards, peut-être allusion à la bête de l'Apocalypse. Sa passion commence.

La cohorte suit la voie romaine, d'Antioche à Philadelphie, elle prend la même route que l'apôtre Paul, lors de son deuxième voyage apostolique (50-53). L'évêque, sans doute avancé en âge, on est évêque à cinquante ans en Syrie suit les voies dallées, sous le soleil qui brûle, en plein été. Nous savons qu'il se trouve à Smyrne ses lettres le précisent le 24 août, seule date connue.

L'étape pouvait être d'une vingtaine de kilomètres par jour. Nous sommes aux mois les plus chauds de l'été. Ignace sent l'usure des années, qu'importe ! Un autre feu, sensible au cœur, le brûle, le seul dont il parle avec une ferveur nuptiale.

[PAGE 7] Nous pouvons reconstituer l'expédition. La troupe, qui supplée à la maréchaussée, recrutée parmi les paysans réquisitionnés et les barbares soudoyés, n'était pas insensible au bakchich, moyen commode d'améliorer la solde. Quand Jean-Baptiste dit aux soldats : « Contentez-vous de votre solde », il veut dire : ne profitez pas de votre uniforme et de vos missions policières pour vous faire un pécule malhonnête. Les gardiens d'Ignace ne faisaient pas exception, au point que l'évêque se plaint de leur voracité.

Le voyage d'Ignace permet de découvrir ce que signifie la solidarité, l'esprit d'entraide, la fraternité entre chrétiens et entre communautés. Les marques d'attention et les gestes de secours ont frappé un esprit aussi blasé que celui de Lucien. Les frères de Syrie et d'Asie vont s'employer à adoucir le régime des prisonniers. Ils les attendent et les accueillent, évêques et diacres en tête, à l'entrée des cités.

Deux diacres se joignent même à eux, d'Antioche à Philadelphie, d'abord Rhéos Agathopous, ensuite Philon. Ils servent probablement de secrétaire à l'évêque. La caravane traverse les gorges escarpées de la Cilicie où gronde un torrent. Le groupe expédie et reçoit des missives. Ignace apprend que la persécution s'est apaisée à Antioche, mais que la communauté demeure sans pasteur. Elle marche droit.

Les clercs accompagnateurs portent sans doute la bourse qui permet d'adoucir le régime. Elle 'est alimentée de communauté en communauté. De cité en cité, les témoins de la foi sont salués par les chrétiens. Ceux-ci apportent des espèces sonnantes, seule langue que semblent comprendre les léopards. «Faites-leur du bien, dit Ignace, ils deviennent méchants» et sans doute poussent les enchères!

Il en dit long dans sa concision l'aveu qui échappe à la mansuétude du prisonnier dans sa lettre aux Romains: «Depuis la Syrie jusqu'à Rome, sur terre et sur mer, le jour, la nuit, j'affronte déjà les fauves, rivé que je suis par des chaînes à dix léopards, je veux parler des soldats qui me gardent et qui se montrent d'autant plus méchants qu'on leur fait plus de bien. Leurs mauvais traitements sont pour moi une école à laquelle je me forme chaque jour.»

Le prisonnier n'est jamais libre, jamais seul. Les geôliers se relaient de jour, de nuit, ils ne le quittent pas d'une callige. Mais la foi et la ferveur transfigurent jusqu'aux chaînes; Ignace les appelle joliment «ses colliers de perles».

De cette marche épuisante, les lettres nous ont conservé les grandes étapes, marquées par des arrêts prolongés : Philadelphie d'abord, Alachir aujourd'hui au cœur de la Turquie, cité par l'Apocalypse. Le détachement s'y arrête quelques jours (Phil. 7, 1). Le prisonnier peut se rendre compte des dissensions, [PAGE 8] déjà stigmatisées par l'Apocalypse, qui continuent à déchirer la communauté. L'Église se présente en ses vêtements de tous les jours, avec ses faiblesses et ses rides.

Et la marche reprend, de Philadelphie à Smyrne, Ismir aujourd'hui. Une grande joie y attend Ignace. Le jeune évêque de la ville, Polycarpe, disciple direct de Jean l'évangéliste, y attend le martyre. Il est là avec son presbyterium au complet et toute sa communauté. Que n'avons-nous les confidences échangées!

De toutes parts viennent les délégations : Éphèse, Magnésie, Tralles. Souvent avec diacres et évêques. Là aussi, à Smyrne, Ignace commence à dicter ses premières lettres. Il dicte les autres à Troas, dernier port de mer, à 40 kilomètres de la Troie d'Homère, en attendant le bateau pour la côte grecque, à Néapolis, le Kavalla d'aujourd'hui. Un cfrdre subit d'embarquement met brusquement fin aux lettres de gratitude et d'encouragement aux Églises.

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L'authenticité des sept lettres d'Ignace, une première fois réunies par Polycarpe, des siècles durant, a été l'objet de vives controverses, en vertu de critères surtout internes. Le protestant Théo Preiss reconnaît tout de go que les raisons ont été surtout «anticatholiques». Renan qui avait emboîté le pas, une fois de plus, admet l'authenticité de la lettre aux Romains qu'il appelle «un des joyaux de la littérature chrétienne primitive».

L'unanimité s'était faite à peu près, au tournant du dernier siècle. Dans les tout derniers temps, des voix isolées se sont faites contestataires. Elles sont curieusement de provenance catholique. Liberté de recherche? Malheureusement si l'homme se baigne rarement dans le même fleuve, les critiques, catholiques ou non, utilisent souvent les mêmes arguments et les mêmes a priori. Ces doutes n'ont guère ébranlé les positions acquises ni remis sérieusement en question l'authenticité.

LETTRE AUX ROMAINS

Il nous faut écouter le confesseur de la foi lui-même. Rien ne remplace sa voix.

«Depuis la Syrie jusqu'à Rome, sur terre et sur mer, de nuit et de jour, je combats déjà contre les bêtes, enchaîné que je suis à dix léopards: je je veux parler des soldats qui me gardent et qui se montrent d'autant plus méchants qu'on leur fait plus de bien. Leurs mauvais traitements sont pour moi une école à laquelle je me forme tous les jours ; «mais je ne suis pas [PAGE 9] pour cela justifié». Quand donc serai-je en face des bêtes qui m'attendent! Puissent-elles se jeter aussitôt sur moi! Au besoin je les flatterai, pour qu'elles me dévorent sur le champ, et qu'elles ne fassent pas comme pour certains qu'elles ont craint de toucher. Que si elles mettent du mauvais vouloir, je les forcerai. De grâce, laissez-moi faire; je sais, moi, ce qui m'est préférable. C'est maintenant que je commence à être un vrai disciple. Qu'aucune créature, visible ou invisible, ne cherche à me ravir la possession de Jésus-Christ ! Feu, croix, corps à corps avec les bêtes féroces, lacération, écartèlement, dislocation des os, mutilation des membres, broiement du corps entier : que les plus cruels supplices du diable tombent sur moi, pourvu que je possède enfin Jésus-Christ!

Que me servirait la possession du monde entier ? Qu'ai-je à faire des royaumes d'ici-bas ? Il m'est bien plus glorieux de mourir pour le Christ Jésus que de régner jusqu'aux extrémités de la terre. C'est lui que je cherche, ce Jésus qui est mort pour nous ! c'est lui que je veux, lui qui est ressuscité à cause de nous ! Voici le moment où je vais être enfanté. De grâce, frères, épargnez-moi ; ne m'empêchez pas de naître à la vie, ne cherchez pas ma mort. C'est à Dieu que je veux appartenir : ne me livrez pas au monde ni aux séductions de la matière. Laissez-moi arriver à la pure lumière ; c'est alors que je serai vraiment homme. Permettez-moi d'imiter la passion de mon Dieu. Si quelqu'un possède ce Dieu dans son cœur, que celui-là comprenne mes désirs, et qu'il compatisse, puisqu'il la connaît, à l'angoisse qui me serre.

Je ne veux plus vivre de cette vie terrestre. Or, la réalisation de mon vœu dépend de votre bonne volonté : montrez-en donc à mon égard, afin d'en trouver vous-mêmes à votre tour. Ces quelques mots vous transmettront ma prière : croyez à mes paroles. Jésus-Christ fera éclater à vos yeux la sincérité de mon cœur, lui, la bouche infaillible par laquelle le Père a vraiment parlé. Priez pour que je réussisse. Ce n'est pas la chair qui m'a dicté cette lettre, c'est l'esprit de Dieu. Mon martyre sera la preuve de votre bienveillance, et le refus de m'y admettre l'effet de votre haine.»

Cette page de la lettre aux Romains nous laisse percevoir la ferveur du mystique.

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III – Témoignage et signification du martyre

Véritable «journal de captivité», la correspondance d'Ignace, par la spontanéité de sa confidence, la : ferveur de son exaltation mystique, nous permet d'entrebâiller la porte et de pénétrer dans le jardin clos. L'homme s'y découvre avec pudeur. Il s'appelle lui-même Théophore, le porteur de Dieu, comme pour mieux se définir. Une génération plus tard, Clément d'Alexandrie affirme: «L'homme devient théophore, mû directement par le Seigneur, devenu son corps.»

En phrases courtes, denses, pleines à craquer, au style syncopé, heurté, coule un fleuve de feu. Aucune recherche, aucune emphase, mais un homme exceptionnel, héroïque avec modestie, bienveillant avec lucidité, doué comme l'apôtre Paul d'une sympathie innée. Il oublie son épreuve pour porter celle d'autrui. Évêque charismatique, a-t-on écrit. Évêque tout court. L'homme chaleureux écrit : « J'ai contracté en si peu de temps une telle intimité avec votre évêque » (Eph. 5, 1) ; à Polycarpe : « J'ai vu ton visage, irréprochable » (Pol. 1, 1). « Je déborde d'amour pour vous » (Phil. 5, 1). Aux Romains qu'il ne connaît pas. «Quelle joie de voir bientôt vos visages!» (Rom. 1).

Tempérament de feu et de passion, sans duplicité, il permet de découvrir les défauts de sa cuirasse. Cette « enclume sous le marteau » n'est pas l'homme des concessions ni des équivoques. Les mots de joie, douceur, patience, reviennent sous la dictée comme des passions apprivoisées. «La douceur est une force», confesse-t-il. Il s'accuse de manquer de patience.

Le mûrissement a changé sa lucidité en vigilance, sa force en persuasion, sa charité en délicatesse. « Je ne vous donne pas d'ordres. » Il corrige sans humilier, il préfère convaincre, il suggère. Il ne brusque rien, il sait attendre et patienter. Il profite d'une lettre de gratitude pour présenter ses observations, sous forme de conseil. Définitivement parti, déjà loin, son regard, sa présence ne gêneront plus la communauté. Ignace s'humilie lui-même pour ne pas humilier les fidèles de Tralles. Il leur confesse : «Je m'impose une mesure, pour que ma jactance ne soit pas ma perte» (Tral. 4, 2).

[PAGE 11] Ce pasteur est un éveilleur, un éducateur de la foi. Il est attentif à chacun et d'abord aux plus petits. Aux Tralliens, encore novices dans la foi, il ne veut pas servir, dit-il, de nourriture trop consistante, «qui risquerait de les étrangler» (5, 1). Il tarabuste quelque peu le jeune Polycarpe, c'est un fort, il est le pilote sur le navire, il prend le vent. Ignace lui parle net : «Justifie ta charge par ta vigilance. Avance avec plus d'ardeur dans la course. Où il y a plus de peine, il y a plus de gain. Porte les infirmités de tous» (Pol. 1, 1), et d'abord des faibles, des veuves, des esclaves, hommes ou femmes. Le vieux pasteur est un chef.

L'évêque d'Antioche, responsable d'Asie, sait que l'Église pèlerine est une nasse où il faut trier, «filtrer» dit-il littéralement, mais toujours avec patience, laissant à Dieu le soin de trouver les siens. Les mots deviennent durs, quand Ignace parle des propagateurs de fausses doctrines. Ce sont «des loups» (Phil. 2, 2), «des bêtes à tête humaine» (Smyr. 4, 1). Bestiaire qui surprend mais prouve que le martyre exige une foi de cristal.

Intransigeance sur la doctrine mais respect de l'homme et de tout homme, fût-il hérétique. Il donne à Polycarpe un conseil qui le dépeint lui-même : «À n'aimer que les bons disciples tu n'as aucun mérite; ce sont plutôt les contaminés qu'il te faut soumettre, dans la douceur» (Pol. 2, 2). Il ajoute : «Calme les violents avec des lotions douces.» Image qui suggère le médecin et que l'évêque applique volontiers au Christ. Elle convient parfaitement au martyr d'Antioche. Elle caractérise son approche, sa délicatesse, son respect de l'autre.

En route pour Rome où il attend le Dieu qui l'attend, l'heure de sa parturition, comme il dit, entouré d'égards et d'honneurs, loin de se gonfler, Ignace prend peur : «Je suis en danger, écrit-il à deux reprises (Tral. 13, 3 ; Eph. 12,1), «Je suis encore imparfait» (Phil. 5, 1).

L'évêque est un contemplatif. Souvent revient le mot silence. Silence efficace de Dieu, qui agit sans bruit, silence d'émerveillement devant le mystère du Christ, Icône de son Père. Il exprime son allégresse en hymne lyrique. «Chair et esprit, engendré et inengendré, Dieu fait chair, vraie vie, au sein de la mort, né de Marie et né de Dieu…» La langue est bousculée ici pour exprimer le frisson d'émotion et d'enthousiasme qui le fait vibrer.

Ce ne sont pas les élucubrations gnostiques qui ont dévoilé à Ignace le mystère insondable du Dieu-silence, mais une longue prière, une contemplation [PAGE 12] du Christ qui a placé une lumière sur sa route. Il est son maitre intérieur qu'il écoute, dans le silence de Dieu. Que lui importe ce qui fait courir les hommes, la richesse, les royaumes d'ici-bas, les frémissements de nos cœurs de chair. «Il m'est plus glorieux de mourir avec le Christ Jésus que de régner jusqu'aux extrémités de la terre» (Rom. 6, 1).

La mystique d'Ignace se noue autour de la passion du Christ, d'une part, de l'eucharistie et du martyre de l'autre. Il s'agit pour lui du flux et du reflux d'un même mystère, celui de l'Église, le sien. La souffrance du Christ, souvent contestée dans les commtinautés, brûle son cœur d'une blessure qui ne guérira plus ; voie royale, elle le mène au Père.

L'itinéraire de la Croix à la Gloire, Ignace l'a déjà célébré en mystère, dans le corps, dans le sang eucharistiés. Il lui donne le beau nom d'agapè, le sacrement de la tendresse. Il s'est dévoilé sur la croix, désormais il soude la communauté autour de son évêque, mais jamais sans lui. «Le pain de Dieu est la chair de Jésus-Christ, et son sang son amour incorruptible» (Rom. 7, 3). Que de fois revient ce mot d'incorruptibilité pour clamer la victoire sur la dissolution et la mort, et confesser l'attente d'une vie qui ne finira pas.

L'eucharistie trace à l'évêque d'Antioche la route vers le Père. Il écrit aux Romains : «Il a crucifié l'éros de la chair, il a appris à ne rien désirer de terrestre» (Rom. 4, 3). Il est polarisé par l'appel qu'il perçoit au secret de son âme « Viens vers le Père » et déjà il prend, comme il le dit lui-même, « les mœurs de Dieu ».

L'eucharistie célébrée s'achève en sa propre chair. Il est désormais le liturge de l'ultime célébration où il franchira le seuil de Dieu. La lettre aux Romains est comme une grande générale. Il y parle de ce qui l'attend déjà 'au présent. «Je suis le froment de Dieu, le suis moulu par la dent des bêtes pour devenir le pain immaculé du Christ. Priez le Christ de daigner faire de moi, sous la dent des fauves, une victime pour Dieu.»

Il serait facile de colliger tout le vocabulaire sacrificiel qui exprime que le martyre est désormais son ultime eucharistie : victime, sacrifice, holocauste, offrande, libation. Elles se rencontrent dans les diverses lettres, elles prennent toute leur lumière dans le chatoiement du prochain martyre.

Rien ne lui importe désormais, rien ne lui fait peur : «Feu, croix, corps-à-corps avec les fauves, lacération, écartèlement, dislocation des os, mutilation des membres, broiement du corps tout entier, que les plus cruels supplices du [PAGE 13] diable tombent sur moi !» Mais écoutez la fin, elle dit tout: «pourvu que je possède enfin Jésus-Christ» (Rom. 5, 3).

Jamais sans doute attente amoureuse ne s'est exprimée en termes plus incandescents, plus brûlants: attendre, rencontrer, étreindre sont les verbes qui reviennent, lancinants. «C'est Lui que je cherche», écrit-il aux Romains. Parturition longue et douloureuse dont il entrevoit déjà l'issue : la Rencontre. Alors seulement il sera pleinement homme, homme dans toute la stature de la foi. Il s'agit non d'humanisme mais d'une humanité pleinement assumée, jusqu'à la croix, déjà transfigurée par l'espérance.

Et déjà Ignace allume le feu de joie pour célébrer sa naissance en Dieu, à Dieu… Il nous suffit, à vingt siècles de distance, de secouer les cendres de ses pages : elles ont conservé le feu qui le brûlait.

L'histoire se tait à présent. Elle se fait silence. Nous savons simplement qu'Ignace a été exaucé. Il a donné sa vie. Nous ne savons ni la date ni le lieu. Est-ce au Colisée nouvellement construit, le jour où furent immolés dix mille gladiateurs et onze mille fauves? Leur a-t-on jeté les condamnés de droit commun et parmi eux l'évêque d'Asie? Silence encore.

*

Une petite fille de France viendra s'agenouiller là, pour baiser le sol, avant de porter, dans le silence du Carmel, sa jeunesse et d'y porter la cruauté de l'homme et le péché du monde. Vous la connaissez : elle est nôtre.

L'essentiel pour nous n'est pas de localiser le drame mais d'en lire la signification. Les chrétiens désarmés ont vaincu la barbarie de la force et de la puissance. La cruauté a détruit le Colisée, mort de ses atrocités, comme toutes les œuvres de chair et de sang.

L'essentiel pour nous, chrétiens qui vivons le déclin du 20e siècle, dans le désarroi des esprits et le tumulte des idéologies qui se dévorent les unes les autres et les hommes avec elles, l'essentiel pour notre foi est de recueillir la confession de l'évêque martyr. La mort n'est pas un couchant mais une aurore, l'aurore du jour sans déclin.

Suggestions de lecture :

Les évêques apostoliques, Les Pères dans la foi 77


Notre-Dame de Paris, 20 janvier 1980

 

[PAGE 2] En la semaine de l'unité, pouvons-nous trouver modèle plus exemplaire du dialogue œcuménique qu'Irénée, évêque de Lyon ? Le nom «le Pacifique» définit sa personne : il a été sa vie durant l'homme de la paix, de la concertation et de la conciliation. Aux interventions autoritaires, il préfère le dialogue. Il sait que l'unité peut fleurir dans un jardin à l'anglaise où la diversité est d'abord la richesse même de la vie, plus vraie que des parterres géométriquement alignés.

Flexible devant les solutions pratiques et les questions subsidiaires, questions de rubriques comme la date de Pâques, l'évêque de Lyon est intransigeant, de granit, quand la foi et la vérité évangélique, transmise par les Apôtres, est en jeu. Comment est-il venu à Lyon ?

Les origines chrétiennes de la Gaule de notre Gaule sont enveloppées d'obscurité. Des inscriptions trouvées à Marseille semblent attester une présence chrétienne dès le 1er siècle. Il est fort possible que Crescent dont parle la seconde lettre de saint Paul à Timothée, ait déjà été envoyé en Gaule. L'Évangile, lié aux hommes, emprunte tout naturellement les mêmes routes de mer et de terre.

Lyon et Vienne sont les capitales de deux provinces romaines, la Lyonnaise ou la Chevelue et la Narbonnaise ; elles se jouxtent reliées par le Rhône. La prospérité de Lyon y attire une forte colonie d'Orientaux, originaires d'Asie Mineure et de Phrygie (la Turquie centrale actuelle). Les premiers chrétiens étaient venus, sans doute comme leur compatriotes, pour des raisons professionnelles. Alexandre, médecin dans la ville, venait de Phrygie. Il avait sans doute fait ses études médicales à la faculté de Pergame. Il semble bien avoir été chrétien, en arrivant sur les bords de la Saône.

[PAGE 3] Vers le premier tiers du 2e siècle, les frères sont suffisamment nombreux pour que les communautés-mères leur mandent un évêque, Pothin. Son nom est grec. D'où vient-il ? Sans doute d'Orient. Lors de son martyre, en 177, il a quatre-vingt-dix ans. Il a pu avoir la soixantaine, en prenant la direction de la communauté.

Après le martyre du vieil homme, Irénée lui succède à Lyon où il avait été prêtre précédemment. Fut-il déjà évêque de Vienne comme on l'a dit, il est difficile de l'affirmer.

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I – L’homme

Irénée était asiate : Il venait, comme nombre de ses compatriotes, du Levant, peut-être de Smyrne. En cette ville, il avait fréquenté le vieil évêque Polycarpe qui, jeune encore, était allé à la rencontre d'Ignace d'Antioche comme nous l'avons vu. «J'étais encore enfant», précise Irénée dans une lettre. Le vieil évêque racontait aux jeunes gens qui l'entouraient comment il avait connu l'apôtre Jean et les autres qui avaient «vu le Seigneur». Il est des souvenirs qui n'ont pas d'âge. Ils se gravent dans la mémoire de manière indélébile.

Une génération à peine sépare Irénée de l'apôtre Jean. Sa jeunesse baigne dans les eaux johanniques qui ont fécondé toute l'Asie Mineure, doctrinalement, spirituellement. Irénée a donc pu naitre autour des années 130/140. Jeune, il se convertit au christianisme. Ses écrits prouvent qu'il a fait de solides études. Smyrne est à cette époque le foyer d'une renaissance culturelle. Aélius Aristide en est le maitre incontesté.

Le jeune Irénée voyage ; il séjourne à Rome, et puis, comme nombre de ses compatriotes, s'embarque pour Marseille, remonte le Rhône et se fixe à Lyon. Le vieil évêque Pothin l'ordonne prêtre. À cette époque les communautés de Lyon et de Vienne sont suffisamment importantes pour susciter l'attention.

Comme de coutume, la foule s'en prend aux étrangers, les métèques, chasse les chrétiens des bains et des portiques du forum. Les émeutes éveillent l'attention de l'autorité. Le tribun, commandant la cohorte, fait des arrestations suivies de procès et de condamnations. Nous, sommes en 177. Les martyrs dont nous connaissons les noms grecs et latins reflètent l'image de la communauté où se côtoient levantins et gaulois, commerçants et femmes riches, aristocrates et esclaves. L'évêque nonagénaire meurt en prison. La liste du martyrologe contient 47 noms, les uns morts en détention, les autres jetés aux fauves.

Irénée gouverne désormais les communautés qui s'étirent des Bouches-du-Rhône aux rives du Rhin, en Germanie. Son action se développe sur deux fronts. Il se consacre à la population gauloise dont il apprend et parle la langue celte, qu'il estime quelque peu barbare, n'en déplaise à notre amour-propre. La langue commune à une grande partie de la communauté, reste [PAGE 5] le grec, la langue maternelle de l'évêque. C'est aussi la langue liturgique à Lyon. D'avoir misé sur la langue et la culture helléniques permet à l'Église de faire progresser rapidement l'évangélisation à travers tout l'empire romain.

La tâche du nouvel évêque est d'abord de conforter les fidèles, apeurés et dispersés par la persécution – le récit des événements prouve que tous n'étaient pas des héros –, veiller à entretenir la ferveur, les prémunir aussi contre les infiltrations hétérogènes, les faux prophètes prenant la même route que les vrais. Les poussées gnostiques vont obliger l'évêque à mettre sa culture au service de l'intégrité de la foi.

Vigie à la pointe avancée de l'Église, cet Asiate occidentalisé possède une âme œcuménique, universelle et affirme une conscience missionnaire. Il pousse l'évangélisation vers le Nord: Dijon, Langres, Besançon, et jusqu'au Rhin. Ne parle-t-il pas de Germains qui ont entendu la parole du Christ? (Contre les hérésies I, 10, 2). Il s'agit vraisemblablement d'habitants de la province romaine de Germanie. Nous ne connaissons malheureusement ni noms ni relais missionnaire.

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II – L’homme d’Église

L'action d'Irénée s'affirme d'abord à l'intérieur de l'Église romaine. Ce Levantin est un médiateur-né, l'ombudsman de l'Église. Il n'est pas encore évêque de Lyon que déjà les chefs de la communauté, en prison, l'envoient à l'Église de Rome pour demander à Éleuthère, l'évêque, plus de compréhension à l'endroit de la «nouvelle prophétie», le mouvement montaniste qui fermentait en Asie Mineure et dont les retombées avaient touché Lyon et conquis des confesseurs de la foi. Les temps de persécution sont des temps d'apocalypse.

«Nous tenons Irénée, disait la lettre d'accompagnement des fidèles de Lyon, en grande estime, à cause de son zèle pour le testament du Christ.» Irénée se sentait accordé sans doute à ce mouvement charismatique qui clamait la force miraculeuse de l'Esprit et invitait à la piété plus intérieure. Solidaire de son Asie natale, berceau de l'évangélisation, il répugnait à des décisions d'autorité, sans concertation, par simple voie administrative. Nous ne connaissons pas le résultat de la mission diplomatique. Les choses ont dû se calmer.

A une quinzaine d'années de là, vers 190, une fois de plus, Irénée fait œuvre de conciliation auprès du pape Victor. Esprit centralisateur, cet Africain n'avait pas la souplesse romaine, il voulait d'autorité imposer à l'Asie et aux Asiates de célébrer la fête de Pâques le dimanche, selon l'usage de Rome et non comme le voulait la tradition orientale sans doute primitive le jour anniversaire, le 14e nisan. Comment pouvait-on, pour une question de rubrique, compromettre la paix et confondre unité et uniformité? Irénée envoie à l'évêque de Rome une lettre courtoise mais nette. Grâce à lui, Lyon fut donc, à deux reprises, ferment d'unité et garantie de durée. Le principe énoncé dans sa lettre par Irénée conserve aujourd'hui encore toute sa valeur. «Gardons la paix les uns avec les autres. Une différence de lune confirme l'accord de la foi» (Hist. eccl. V 24, 13).

Plus grave que la persécution, plus sérieuse que les conflits d'autorité, la menace du gnosticisme s'attaquait à la substance même de la foi ; jamais, [PAGE 7] depuis les origines, l'Église n'avait connu remise en question aussi corrosive. Un frisson secoue l'Église entière, parce qu'elle se sent menacée dans ses assises. Le déferlement gnostique la cerne de toutes parts. Ce qui fait dire au vieux Polycarpe: «Mon Dieu, à quelle époque m'avez-vous réservé!»

Face à la menace gnostique, Irénée va donner sa pleine mesure et nous permettre de découvrir la stature de l'homme de foi et d'Église. La gnose ou connaissance n'est nullement, au départ, une notion suspecte, ni hétérodoxe. Le judaïsme comme le christianisme cultive la vraie connaissance. Irénée aurait souscrit sans ambages à la définition de Clément d'Alexandrie: «La gnose est l'intelligence de l'Évangile.» L'antiquité chrétienne et l'évêque de Lyon en premier lieu, réservent à l’Église «la véritable gnose». Mais celle-ci est contrainte de se définir par rapport aux gnoses hétérodoxes ou pseudo-gnoses. De quoi s'agit-il ?

Tout désir de connaître est tentative avant d'être tentation. Il perd sa pureté et sa rectitude quand le chercheur rançonne la foi au lieu de l'accueillir. Le seuil est franchi par ceux qui hellénisent le christianisme au lieu de christianiser l'hellénisme. C'était au 2e siècle le fait d'intellectuels mal convertis, qui s'évertuaient d'infléchir la foi dans le sens de leur philosophie, voire de leurs élucubrations. C'était le cas de Valentin et de Marcion. La littérature gnostique est la première littérature théologique de l’Église.

À l'époque où nous sommes, la littérature gnostique est plus considérable que l'orthodoxe. Elle envahit tout, la Bible, la théologie et jusqu'à la poésie. Le gnosticisme se répand du Pont-Euxin (la Mer noire) et d'Alexandrie à Rome ; il finit par atteindre la Gaule chevelue et Lyon. Marc le mage y fait des ravages dans la bergerie ; il s'en prend de préférence aux femmes, aux plus riches, aux plus élégantes aussi « à la robe frangée de pourpre ». En quoi consistait la prétendue gnose à laquelle va répliquer l'évêque de Lyon ? Elle place Dieu dans une sphère inaccessible à l'esprit humain. Entre lui et le monde se situent des cascades d'intermédiaires ou d'éons qui dégradent progressivement l'étincelle primitive qui vient du premier principe.

Un dualisme foncier traverse les divers systèmes gnostiques. Marcion oppose au Dieu juste de l'Ancien Testament, à qui il donne un congé définitif, le Dieu bon, révélé en Jésus-Christ. Ce qui provoque un antisémitisme intellectuel qui récuse désormais la signification de l'Ancien Testament. Il n'est pas difficile d'entrevoir les conséquences destructrices de ce système. Le dualisme de Valentin d'Alexandrie n'est pas moins radical. Il oppose le monde à Dieu. Les hommes se divisent en pneumatiques ou spirituels et en psychiques. La gnose rend parfait l'élément spirituel et tous les spirituels qui constituent [PAGE 8] une sorte d'aristocratie, l'Église des parfaits. L'Église ordinaire ou des psychiques doit se sauver péniblement par la continence et la bonne conduite. Les doctrinaires se rangent évidemment dans la classe des parfaits.

De ces prémisses se dégage une opposition entre l'esprit et la matière, déjà enseignée par le platonisme, et une double imperméabilité : la matière, et donc le corps, n'est ni sauvable, ni sauvé. L'esprit, par contre, n'est pas capable de souillure. Les pneumatiques, eux, sont inéluctablement «semence d'élection». Le péché est lié au corps et non pas œuvre de la volonté libre. Irénée a immédiatement mesuré l'enjeu. Le dualisme gnostique brisait l'unité dans l'économie du salut, il culpabilisait le corps et donc le mariage au lieu de la liberté de l'homme, il excluait la matière et le cosmos de l'œuvre du salut.

Comment affirmer dès lors que le Verbe s'était fait chair, si la chair était mal et Malin à la fois? La fausse gnose volatilisait l'épine dorsale du christianisme et la véritable foi. Il n'était que temps de réagir. Irénée se met à l'ouvrage. Le pasteur se fait écrivain et passe à la contre-attaque.

Le résultat en est un énorme travail intitulé: «Mise en lumière et réfutation de la prétendue gnose». La préface précise: «N'attendez pas de moi, qui habite chez les Celtes et dois le plus souvent user d'un dialecte barbare, un déploiement de rhétorique dont je n'ai jamais fait l'apprentissage, ni une qualité d'exposition que je n'ai jamais pratiquée, ni la beauté ou le talent persuasif du style, auxquels le ne prétends nullement. Recevez dans un esprit bienveillant ce que je vous écris, dans les mêmes sentiments, avec simplicité, sincérité et modestie » (Contre les hérésies I, praef. 3). Nous ne sommes pas dupes de déclarations qui sont précisément inspirées par l'École et monnaie courante chez les rhéteurs. L'ouvrage ressemble à ces constructions, sans plan trop précis, qui se développent et s'enrichissent au gré du terrain et des circonstances. Le livre sera suivi d'un autre, succinct et plus irénique, la Prédication apostolique et ses preuves, sorte de catéchisme du croyant, récemment traduit dans les Pères dans la foi.

Les écrits d'Irénée nous découvrent un esprit lucide et pondéré, une formation et une culture classique. Il connaît les auteurs païens et les philosophes. Il lui arrive de citer Homère. Son exposé n'est nullement dénué d'art littéraire, quoi qu'il en ait dit, non sans quelque coquetterie. Mais il se méfie de la pensée profane qui n'est pas la patrie de son âme. Il puise son savoir dans l'Écriture et dans le témoignage de la Tradition, ce qui fait participer ses écrits à l'effusion primitive. Irénée est foncièrement probe. Il cultive le respect de chacun, fût-il son adversaire. Il ne déforme pas la pensée des gnostiques pour mieux la confondre. Nous connaissons, depuis la découverte de la Bibliothèque de Nag-Hammadi (Égypte), en 1943, les écrits gnostiques qui longtemps avaient disparu. La découverte de cette bibliothèque, tout aussi sensationnelle que celle de Qumran mais moins orchestrée, confirme le sérieux de l'information et l'objectivité de l'évêque de Lyon.

[PAGE 9] Irénée ne réfute pas cependant avec «la curiosité paisible et détachée d'un érudit du 20e siècle», mais avec la ferveur de la foi et le sens de sa responsabilité. Il y va du tout. L'auteur réplique avec véhémence. Sa riposte peut être caustique et sa plaisanterie gauloise. Le docteur reste pasteur, il veut convaincre et convertir, c'est-à-dire ramener à la véritable foi.

L'évêque sait distinguer l'homme de son erreur. Comme pasteur, il veille sur ses ouailles avec tendresse, fussent-elles dévoyées. N'a-t-il pas écrit ce mot exquis: «Il n'est pas de Dieu sans bonté !» (Contre les hérésies III, 25, 3). 11 a, du pasteur, le sens de la mesure, la richesse de la doctrine, la flamme apostolique. Il ne cherche pas à pourfendre les hérétiques mais à les ramener «à l'Église de Dieu pour que le Christ soit formé en eux». Quelque chose de johannique se dégage de la personne de l'évêque: une chaleur, une passion contenue, une indignation devant l'hérésie, le sens de l'essentiel mais aussi la perspicacité qui mesure la gravité des premières lézardes sur l'édifice. «En lisant cela, mon ami, je suis sûr que tu riras de leur folie qu'ils imaginent sagesse. Il faut pleurer de voir bafouées la sainteté, la grandeur de la vérité, de la puissance ineffable, les économies de Dieu» (Contre les hérésies I, 16, 3).

L'homme intérieur est plus difficile à cerner. Il est de cette Asie où fleurissent les charismes de l'Esprit. L'évêque a vécu dans un climat spirituel où la perspective du martyre favorisait l'exaltation mystique. Il a connu les visages de ceux, de celles qui confessèrent leur foi à Lyon, à commencer par son prédécesseur, Pothin. On a pu lui prêter à tort ou à raison la lettre qui raconte cette épopée merveilleuse aux frères de Phrygie. Irénée avait, comme Cyprien, un penchant pour les manifestations extraordinaires de l'Esprit. Ce chrétien modéré était, avec une grande partie de l'Église primitive, millénariste. Il croyait au règne prochain du Seigneur sur terre, qui durerait mille ans.

Le pasteur est un homme de prière. Dans l'Adversus haereses, la prière perce le texte et la démonstration. Elle est comme le jaillissement de son âme, une confidence qui lui échappe. Les élans mystiques fusent de la ferveur de sa foi. Comme l'auteur des Confessions, il «confesse» le Dieu qui s'est dévoilé, en termes qui font déjà penser à Pascal:

«Et moi aussi je t'invoque, Seigneur, Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob et d'Israël, toi qui es le Père de notre Seigneur Jésus-Christ. Ô Dieu, dans ta miséricorde infinie tu as bien voulu que nous apprenions à te connaître; tu as fait le ciel et la terre, tu es le souverain de toutes choses, seul tu es le Dieu véritable, au-dessus il n'en est point d'autre.

Par notre Seigneur Jésus-Christ, donne-nous aussi le règne de l'Esprit saint; donne à tous mes lecteurs de te connaître, parce que seul tu es Dieu, affermis-les en toi, détourne-les de toute doctrine hérétique et impie dont Dieu est absent».

Le livre III du Traité contre les hérésies s'achève en prière pour les égarés. L'objet en est triple. Il prie pour que les égarés reviennent à la véritable Église, qu'ils soient reformés dans le Christ et découvrent Dieu comme créateur et ouvrier de l'univers. Il s'achève en doxologie, comme un hymne théologique et confesse «le créateur, seul Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ».

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III – Une vision chrétienne de l’histoire

Le temps qui nous est départi ne nous permet pas d'esquisser la théologie irénéenne. Qu'il nous suffise de mettre en lumière un aspect de cette pensée d'une particulière actualité la vision chrétienne de l'histoire. Elle se développe, en contre-point, par rapport au dualisme gnostique. Le maître-mot de la théologie d'Irénée face à toute dichotomie est Unité. Unité en Dieu, unité dans l'économie du salut, unité dans l'homme et dans tout l'homme.

Au lieu d'isoler Dieu de son œuvre, Irénée en affirme la proximité, je dirai l'immédiateté: «Il l'a créé, dit-il, de ses propres mains». Pour lui, la création sort « des mains de Dieu » qui sont le Verbe et l'Esprit. Regardez la Bible illustrée par Edy-Legrand; l'artiste, sans avoir jamais lu Irénée, d'emblée a présenté Adam, le premier homme, dans les paumes divines. Cette immédiateté de Dieu par rapport à son œuvre fait qu'elle est bonne comme l'ouvrier lui-même. Culpabiliser la matière, le corps et partant la vie sexuelle et le mariage lui paraît non seulement absurde mais une insulte au Créateur. Du revers de la main, Irénée balaie de la sorte toutes les cascades d'éons, d'intermédiaires et de démiurges, toutes les fantasmagories des philosophies et des religions pour retrouver la nudité de la Genèse:

«Elohim crée donc l'homme à son image,
à l'image d'Elohim il le créa.
Homme et femme, il les créa».

L'homme, dans sa structure bissexuée, apparaît comme un nouveau-né, né de la tendresse divine, tout à la fois paternelle et maternelle, dans l'éternité du Verbe et de l'Esprit. «Ô homme, s'écrie Irénée, ce n'est pas toi qui fais Dieu, mais Dieu qui t'a fait» (Contre les hérésies IV, 30, 2).

Loin d'imaginer des âmes préexistantes ou simplement prisonnières du corps à. la manière des spéculations de la philosophie grecque, l'évêque de Lyon situe la création de l'homme au cœur de la matière : l'homme n'est pas pour lui un esprit incarné, mais un corps pneumatisé, habité par l'Esprit. Cette présence de l'Esprit, et elle seule, est la garantie de son unité et de son incorruptibilité. Loin de toute catabase, descente ou chute, préconisée par les spéculations gnostiques, Irénée expose l'anabase, la montée lente et progressive de l'homme. L'homme, pour Irénée, est image de Dieu, parce que modelé jusque dans son corps à l'image du Fils qui allait s'incarner. «Dieu a manifesté sa gloire dans l'homme façonné, en le modelant sur son Fils qui devait naître» (Contre les hérésies V,6 ; 1). Tertullien ne parlera pas différemment : «Le limon revêtit dès lors l'image du Christ qui devait venir» (La résurrection 6). La venue du Christ, dans la [PAGE 11] perspective de la théologie primitive n'est donc nullement liée au péché, accident de parcours, incapable d'entraver le dessein de Dieu et la marche de l'histoire. Loin de faire d'Adam un surhomme, Irénée et toute la tradition primitive de la théologie, déjà rencontrée chez Théophile d'Antioche, le considère comme un enfant qui, peu à peu, s'éveille, fait l'expérience de ses facultés. Voici comment la Prédication apostolique d'Irénée expose la foi:

«Or Dieu fit l'homme maître de la terre et de tout ce qu'elle renferme. Il l'établit aussi secrètement maître des êtres qui devaient le servir. Mais tandis que ces derniers étaient dans toute leur force, le maître, c'est-à-dire l'homme, était encore un enfant. C'était un petit qui devait grandir pour atteindre sa perfection. L'homme était un enfant, il n'avait pas encore le parfait usage de ses facultés. Aussi fut-il facilement trompé par le séducteur» (La prédication des apôtres, 12).

Irénée présente donc l'histoire comme une lente ascension, à partir d'humbles commencements. Histoire qui, loin d'être rectiligne, connaît les vicissitudes et les échecs, conséquences non pas de sa nature corporelle, mais de sa liberté, de sa fragilité, d'un manque de docilité à s'intégrer à l'économie de Dieu.

Le péché lui-même, jamais sous-estimé, ne peut pas entraver la marche de l'histoire du salut qui opère finalement l'œuvre d'approche de Dieu et le lent apprivoisement de l'homme. La pédagogie de Dieu consiste à préparer peu à peu l'homme à sa visite pour le disposer à l'accueil et entrer en communion avec lui, sans l'effaroucher. Par là, l'évêque de Lyon répond déjà à la question lancinante, si souvent posée par les Pères de l'Église: pourquoi le Christ est-il venu si tard?

Approche progressive, au cours du temps, où Dieu parle à Abraham, à Moïse, à David. Partout dans l'Écriture est semé déjà le Fils de Dieu. « Il préparait les prophètes à habituer l'homme sur la terre à porter son Esprit et à posséder la communion avec lui». Vous avez bien entendu: il a accoutumé, apprivoisé l'homme avec une infinie patience. Lente approche d'un être en bouture, délicat et fragile, qui mûrit les temps de la venue divine. L'histoire atteint, avec et dans le Christ, la crête où se dévoile le mystère du dessein de Dieu, l'économie du salut. Jésus, pour Irénée, est le centre lumineux à partir d'où tout s'éclaire, tout s'explique, l'harmonie se rétablit, tout se rassemble. Le Christ éclaire toute la ligne du temps, en arrière, en avant. Voilà l'Icône qui a servi de modèle. «Par l'incarnation, le Christ fait descendre Dieu dans l'homme par l'Esprit, et il fait remonter l'homme jusqu'à Dieu, réalisant en lui-même l'œuvre par lui modelée» (Contre les hérésies V, 1, 1).

Il nous faudrait un long commentaire pour exposer toute la richesse, la densité de pareille affirmation. Disons simplement que, pour Irénée, le Fils de Dieu a voulu dans un corps et une vie d'homme faire l'expérience de tous les âges de l'existence. Il récapitule (notons ce mot cher entre tous à l'évêque), il [PAGE 12] récapitule en lui la longue chaîne des hommes, dans toute la longueur de l'histoire, avec ses joies et ses échecs, ses pesanteurs et son attente. «Comme il n'était pas possible à l'homme, une fois vaincu et brisé par la désobéissance, de se remodeler lui-même et d'obtenir la victoire, le Fils a opéré l'un et l'autre. Verbe de Dieu, il est descendu jusque dans la mort. Il a achevé l'économie du salut» (Contre les hérésies III, 18, 1-2).

Irénée, avec son sens pédagogique, explique de manière concrète en quoi consiste l'expérience humaine du Fils de Dieu. «L'expérience de la chute fait apprécier le salut, comme la maladie, la santé, comme les ténèbres font apprécier la lumière» (Contre les hérésies IV, 37, 7). La faute creuse un vide, un appel au cœur de l'homme. L'incarnation du Christ n'est donc pas pour l'évêque de Lyon l'exaltation de l'homme, dans une sorte d'humanisme gratuit, mais le salut par la croix. Nous sommes loin de tous les contre-sens tirés du fameux texte. «La gloire de Dieu c'est l'homme vivant» et l'on oublie la suite : «La vie de l'homme c'est la vision de Dieu» obtenue par la croix du salut. La théologie irénéenne plante la croix comme un arbre, réplique de l'arbre de vie. Contemplez les peintures des catacombes romaines ou les mosaïques, comme celle de Saint-Clément de Rome, elles représentent l'arbre immense qui couvre de ses branchages tout l'horizon et le cosmos entier. Les bras largement étendus ont ramené, dit Irénée «tous les peuples dispersés, aux extrémités de la terre» (Contre les hérésies V, 17, 4). L'œuvre du Christ se présente comme une épopée. A travers la passion et la croix, le Sauveur parvient à la crête, il entre dans la gloire de Dieu, il y installe l'humanité assumée, à la droite du Père. Victoire remportée de haute lutte sur le péché, sur la mort, sur le démon. Premier-né de ceux qui sont morts et qui meurent, il leur apporte à tous l'espérance de l'incorruptibilité. La fresque de la petite église de Dafni, près d'Athènes, représente le Christ, entraînant dans sa résurrection Eve et Adam dont il tient la main, sa gauche portant la croix. Inspiration profondément irénéenne.

L'action du Christ, nouvel Adam, rétablit et accomplit; il remodèle en quelque sorte le visage de l'homme, ravagé par le péché. Il ressoude en même temps la caravane humaine, disloquée et refait le peuple de Dieu : longue procession de tous ceux qui cherchent, qui accueillent, qui portent Dieu. Cette marche est à la fois saisie et tension, dans et par l'Esprit, et montée vers l'achèvement. Ce mouvement imprimé à l'histoire lui donne à la fois sens et direction, but et consistance. L'impulsion première, donnée par le Père, ramène finalement à lui la création entière.

Admirable fresque de l'histoire dont nous vivons la dernière phase, celle de l'Église. L'économie du Christ s'achève dans l'économie de l'Esprit. «Les deux mains» opèrent toujours conjointement, dans la théologie d'Irénée. L'évêque de Lyon, sensible aux charismes qui fleurissent dans l'Église des apôtres et des martyrs, est particulièrement attentif à l'action de l'Esprit dans l'Église.

[PAGE 13] Du Christ, l'onction de l'Esprit ruisselle sur tout le corps ecclésial, sur chacun de ses membres. Il y établit sa demeure. Il communique à tout le corps
son souffle et sa dimension, sa grâce et son parfum. «Là où est l'Église est
l'Esprit de Dieu, et là où est l'Esprit de Dieu, est l'Église.» L'Esprit fait la
cohésion à la fois subtile et essentielle dans la vie et la doctrine, la fidélité et
le progrès. Irénée expose sa pensée toujours avec le sens de l'image exacte.
 «La prédication de l'Église est la même partout, elle demeure égale à
elle-même, appuyée sur toute l'économie de Dieu. Elle réside à l'intérieur
de la foi que nous avons reçue de l'Église et que nous conservons. Cette foi,
toujours sous l'action de l'Esprit, comme un parfum de prix conservé dans
une amphore de qualité, embaume le vase qui le contient» (Contre les hérésies III, 24,1).

La foi, semée en nous par le baptême, lève en charité, plénitude de la Loi, perfection à réaliser. Le fruit visible de l'Esprit est de mûrir la chair pour la rendre capable d'incorruptibilité. Lente maturation où la patience de Dieu use nos impatiences, conforte notre fragilité pour nous disposer librement mot royal d'Irénée à l'accueil. Car l'amour vrai ne peut être que libre et spontané, à la ressemblance de la tendresse qui lui a donné jour.

«Il te faut d'abord garder ton rang d'homme et ensuite seulement recevoir en partage la gloire de Dieu. Ce n'est pas toi qui fais Dieu, mais Dieu qui te fait. Si donc tu es l'ouvrage de Dieu, attends en patience la main de l'Artiste qui, en tout, fait toutes choses en temps opportun» (Contre les hérésies IV,39,2).

L'homme, remodelé par Dieu, est transformé dans tout son être et devient selon le mot presque intraduisible d'Irénée capax Dei, capable de Dieu, icône de Dieu, en qui s'accomplit la transfiguration du Christ, diaphane à la grâce, nouvelle épiphanie de la gloire de Dieu. Ce qu'Urs Von Balthasar appelle «l'admiration étonnée» qui de l'œuvre jaillit sur l'Artiste. Voilà l'homme de la nouvelle création, selon Irénée.

«La gloire de l'homme c'est Dieu. Mais le chef-d'œuvre de toute sagesse, de toute la puissance de Dieu, c'est l'homme» (Contre les hérésies III, 20,2). Car la gloire de Dieu c'est l'homme vivant, mais ce qui fait vivre l'homme, c'est la vision de Dieu» (III, 20, 7).

Texte souvent cité, beaucoup manipulé, qui n'a de sens que si l'homme, de par tout son être, dans le déploiement de toutes ses ressources, est un vivant hymne d'action de grâces, une confession sans équivoque de l'action omniprésente de Dieu.

Le signe donné à l'Église pour exprimer à la fois son action de grâces et son attente est celui du pain, du vin eucharisties. L'eucharistie, chez Irénée, est en quelque sorte le dernier volet de son histoire du salut. Il la situe au cœur de la vision du monde.

[PAGE 14] Que l'on se souvienne de l'admirable mosaïque de la cathédrale Sainte-Sophie, à Kiev, en Russie. Elle exprime l'aspect sacramentaire et eucharistique de l'Église. Le Christ, au milieu de l'abside, est représenté deux fois. Il donne à gauche le pain de la Parole aux apôtres, à droite, à Pierre et à Paul, la coupe eucharistique. Au-dessus, en grec, les paroles de l'institution: «Prenez et mangez, buvez-en tous.»

«L'Église fait l'eucharistie et l'eucharistie fait l'Église», a écrit Henri de Lubac. Voyez la cathédrale de Strasbourg : l'Église porte dans ses mains la coupe eucharistique. Art qui a bu la foi qu'il exprime.

Pourquoi Irénée donne-t-il cette place à l'eucharistie? Rappelons-nous les thèses gnostiques qu'il cherche à réfuter. La fausse gnose avait rejeté comme mauvaise la matière ni sauvable, ni sauvée. Irénée contre-attaque: et la matière du sacrifice eucharistique : le pain, le vin, corps du Christ non seulement sauvés mais sauveurs, porteurs de la grâce, porteurs de Dieu ?… L'eucharistie s'oppose de toute la force, de tout le dynamisme de son mystère aux thèses gnostiques. Ici la pensée d'Irénée est riche de tellement de consonnances qu'il est difficile de la résumer sans la trahir. L'évêque n'est pas un citadin coupé de la vie rurale. Il a vu le travail des champs, le grain jeté en terre, qui meurt pour lever en épi et devenir finalement le froment de Dieu. L'histoire du blé eucharistié est le symbole, mieux le sacrement de l'histoire du salut, des économies, comme dit Irénée. Le sacrifice de l'autel résume et accomplit la longue histoire de toutes les offrandes de la terre, des prémices du sol et des troupeaux, perpétuel effort de l'homme pour franchir l'Infranchissable et atteindre Dieu.

Histoire et effort qui aboutissent enfin, une fois, et une fois pour toute la durée du temps, dans le Christ. Il est l'unique offrande agréable à Dieu. Il est retour du don reçu, prémices de la terre nouvelle. L'eucharistie exprime désormais, et jusqu'à la fin du monde, sous le fragile signe du pain et du vin, l'universel retour du temps et de la création, de ses fleurs et de ses fruits, vers celui qui est «le Père de qui vient tout don». L'histoire du pain est l'histoire du monde. Dans l'eucharistie, les produits du sol, prémices de la terre nouvelle, des cieux nouveaux, nous rappellent sans cesse toute la caravane qui marche, qui progresse, à la suite de son chef, prémices vivantes, déjà parvenu en gloire. L'histoire du pain est l'histoire de chacun de nous, il célèbre notre action de grâces et notre attente, le déjà présent et le mûrissement des promesses. Déjà fleurit en nos cœurs la foi qui doit mûrir en charité vécue, fruits de la grâce et de l'Esprit qui travaille en nous, qui travaille, selon le mot d'Irénée, jusqu'à l'heure de l'engrangement. Inépuisable symbolique et mystère de l'eucharistie!

[PAGE 15] À sa manière «la messe sur le monde» affirme, face au dualisme gnostique, l'adorable unité de l'économie de Dieu, où tout se tient, tout se coordonne, tout s'accomplit, tout s'achève dans le mystère du Dieu unique, comme dit Teilhard de Chardin. L'eucharistie, suprême consécration de la matière, devenue le corps et le sang incorruptibles du Christ, loin d'exclure le corps, l'appelle, avec la création tout entière, à participer à la fête de Dieu.

Dernière pierre dans le système gnostique, l'apothéose eucharistique d'Irénée déculpabilise définitivement le corps et la matière et confesse l'intégration du corps au salut, la participation de la chair dans la restauration universelle. Le corps, privé de vie, lui aussi est comme le grain, semence en terre. Semé corps psychique, il ressuscite corps spirituel dans l'Esprit» (Contre les hérésies V, 7, 2). «Comment peut-on affirmer que notre chair, nourrie du corps et du sang du Christ, et qui est son membre, n'est pas susceptible de la grec, qui est vie éternelle?» (Contre les hérésies V, 2,2). Et Irénée a consacré tout un livre de son œuvre à affirmer fortement la résurrection de la chair, victoire sur la mort : l'homme tout entier, avec son corps transfiguré, est appelé à la vision et à la béatitude de Dieu.

Suggestions de lecture :

Irénée de Lyon, La prédication des apôtres et ses preuves, Les Pères dans la foi 3
Irénée de Lyon, Contre les hérésies, Ed. du Cerf


Notre-Dame de Paris, 27 janvier 1980

 

[PAGE 2] Le voyageur d'Europe qui débarque aujourd'hui au port d'Alexandrie peut avec peine se faire une idée de l'importance de la ville antique : marché du monde, au carrefour des routes d'Afrique et d'Asie, au goulot d'étranglement de la Méditerranée. Ville à la fois industrielle et commerçante, centre mondial de la culture. Alexandrie disposait d'une des plus belles bibliothèques de l'antiquité, le Musée. A l'époque de Clément et d'Origène, c'est-à-dire au 'Hème siècle chrétien, la ville est le centre d'une effervescence intellectuelle, où toutes les philosophies, toutes les religions se donnent rendez-vous. Marché mondial des idées, carrefour des systèmes.

Le christianisme s'y est développé rapidement, d'abord à l'intérieur de la colonie juive, connue pour son ouverture d'esprit, et qui représentait un tiers de la cité. Ici avait été traduite la Bible en grec, la fameuse Septante, ici Philon avait établi un pont entre l'hellénisme et le judaïsme, à l'époque du Christ.

Alexandrie importe les intellectuels de Grèce et d'Asie et, au 2e siècle chrétien, exporte, avec les tissus et les épices, les systèmes gnostiques rencontrés à Lyon, la fois passée. Pantène, puis Clément d'Alexandrie y établissent une sorte d'université chrétienne d'où sortira un jeune martre qui a nom Origène.

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I – Les étapes d’une vie

Origène est un des génies les plus puissants non seulement de l'Église, mais de l'histoire humaine. Dans l'antiquité chrétienne, seul Augustin peut lui être comparé : plus pathétique, moins rigoureux, plus lyrique, moins universel que le maître d'Alexandrie. Chez Origène, le génie n'est jamais dans la fulgurance du mot mais dans l'incandescence de la pensée. La richesse de ses dons, la diversité de ses facettes rendent plus difficile son approche. Origène se découvre par paliers, il se livre petit à petit, il finit par vous pénétrer, comme un arôme. Le lecteur franchit sans cesse de nouvelles portes, de nouveaux seuils. Son château-fort ménage sans cesse de nouvelles découvertes. Et quelles découvertes!

Il n'est guère d'auteur ancien sur lequel nous soyons mieux renseignés, grâce à l'historien Eusèbe de Césarée, un de ses plus enthousiastes et inconditionnels admirateurs. La famille est déjà chrétienne et le père, Léonidas, meurt martyr. De lui on raconte qu'il embrassait Origène enfant en disant: «J'embrasse la Trinité qui habite en lui!» Tel père, tel fils. Jamais l'adage ne se vérifiera mieux. Nous sommes au début du 3e siècle, l'époque des grandes persécutions où l'Égypte fournit un fort contingent de martyrs. Le jeune Origène a été élevé dans un climat de ferveur, presque d'exaltation religieuse. La mère d'Origène est obligée de cacher les vêtements du tout jeune homme pour l'empêcher de se livrer aux magistrats. Son premier écrit est une lettre à son père en prison, pour l'exhorter à la constance. Il avait alors dix-sept ans. Nous sommes en 202. Cette démarche le dépeint parfaitement. À la mort de son père, les biens de la famille sont confisqués, ce qui provoque une gêne considérable. Une riche chrétienne d'Alexandrie s'offre à venir au secours. Mais elle s'était mise à l'école d'un maître gnostique appelé Paul. Origène, qui est l'aîné, refuse net l'assistance d'une hétérodoxe. La pureté de la foi lui apparaît comme le plus précieux de tous les biens.

Origène est dévoré par le savoir et l'ascèse. La ferveur de sa vie, la précocité de son génie déterminent l'évêque d'Alexandrie, Démétrius, à confier au jeune homme encore imberbe l'école catéchétique qui préparait les candidats au baptême. Le jeune maître redouble de ferveur évangélique, renonce pour un temps à la culture profane, vend tous les manuscrits d'auteurs grecs péniblement rassemblés, et mène une vie d'ascète.

[PAGE 4] Le succès du jeune catéchiste est éclatant, son talent, la braise de son regard devait envoûter ce public passionné et enthousiaste où se pressaient de jeunes égyptiennes musquées. Origène se sent-il troublé, menacé? Une fois de plus il choisit la solution héroïque, extrême. Il sacrifie sa virilité afin d'être volontairement eunuque pour le Royaume des cieux, suivant la lettre de l'Évangile, sans aucun recours à l'allégorie.

L'école d'Alexandrie, appelée Didascalée, connut une telle renommée qu'il fallut dédoubler les cours. Origène confie les débutants à Héraclas et se réserve le cours supérieur. Pour répondre aux auditeurs, rompus à la philosophie, le jeune maître se fait disciple du philosophe platonicien Ammonius Saccas, ce qui lui vaut des critiques. Divers voyages d'étude interrompirent son enseignement. Le jeune maître vint à Rome pour voir son antique Église. Il fut appelé en consultation théologique en Arabie, il se fixa quelque temps en Palestine où l'évêque de Césarée lui demanda des conférences bibliques, à l'église. Il était inouï à l'époque, pour un laïc, de prêcher. Son Ordinaire d'Alexandrie en prit ombrage et rappela le jeune théologien. Origène reprit donc ses cours.

Revenu à Césarée, au nord-est de Jérusalem, en 230 – il a 47 ans –, les évêques des deux villes l'ordonnent prêtre pour lui faciliter la prédication. Ce fut un tollé à Alexandrie: ordonner un eunuque! L'évêque de la cité fut brutal (Eusèbe emploie la jolie litote: «Il éprouva des sentiments humains»). Il le déclara déchu du sacerdoce et le fit bannir. Origène s'installe donc définitivement à Césarée de Palestine. Il y ouvre une école et reprend l'enseignement qu'il ne peut plus donner à Alexandrie. Il fait de son école le foyer intellectuel et théologique le plus brillant de la chrétienté. Il a conquis la pleine maturité de sa pensée, dans la plénitude de sa foi. Il est le théologien universellement connu, consulté. Il mène de front la recherche et la prédication. Tous les matins, il explique l'Écriture à la communauté. Le reste du temps est consacré à ses œuvres.

Arrêté pendant la persécution de l'empereur Dèce, il subit d'atroces tortures; le rêve de sa vie s'accomplit, il peut enfin confesser sa foi dans le martyre. Origène survécut quelque temps à ses épreuves, mais, épuisé, mourut peu de temps après, vraisemblablement à Césarée.

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II – L’homme et son œuvre

L'œuvre n'est que l'écho d'une voix sans éclat, comme voilée par une pudeur sur tout ce qui touche sa foi et sa vie. Ce possédé de l'Esprit enseigne sans interruption, progresse sans cesse ni fatigue, uniquement préoccupé du message biblique à délivrer. L'Écriture est véritablement pour lui LE Livre, l'unique.

Le style de cet homme, qui dicte et n'écrit pas, est dépouillé jusqu'à la pauvreté. Et d'abord pauvreté de soi, refus de toute séduction. Il n'est pas orateur comme Augustin, ni poète comme Grégoire de Nazianze, il ignore l'art. Sa nature refuse le mirage du verbe et la magie des mots. Jamais il n'élève la voix jusqu'à l'éloquence. Il parle en confidence, comme le faisait, plus près de nous, Romano Guardini, toujours à l'intérieur de la Tente où Dieu parle et rassemble. Le maître de Césarée cache sous la cendre le feu qui crépite en lui. Cet être de feu, ce passionné, par un paradoxe, s'efface. Cette voix refuse le pathétique qui force l'assentiment et recourt à l'effraction des cœurs. Rien de tel chez Origène. «La voix de l'Alexandrin, écrit Urs Von Balthasar, ressemble plutôt à ces vents du désert, brûlants et secs, qui passent parfois sur le delta du Nil, emportés par une passion qui n'a rien de romantique, un souffle pur, un souffle de feu.» Il n'éblouit pas, il brûle.

Cet homme du Livre, la Bible, sait n'être jamais que l'huissier de Dieu, chargé de ménager la rencontre de deux interlocuteurs: le Verbe de Dieu et l'Église ou le croyant. Il lui suffit d'ouvrir les chemins, comme le Jean du désert dont la figure le retient avec prédilection tant il se retrouve en lui. Il conduit au Maître, puis disparaît avec discrétion. Pour qui tend l'oreille, il entend battre le cœur de ce tendre pudique quand il commente l'Écriture. Origène se trahit ou découvre sa passion quand il prêche, quand il prie, quand il porte la Parole, comme on porte l'eucharistie, aux affamés qui l'écoutent. Les auditeurs le surprennent à prier secrètement. Les lèvres tremblent aux commissures, de manière imperceptible, d'une émotion qui ne trompe pas.

Origène ouvre l'Écriture pour rencontrer une présence. Dans «le corps d'humilité» de la lettre sacrée, il sent vibrer la tendresse de Dieu si intensé-[PAGE 6]ment qu'il ne peut concevoir la perte d'un seul être de la création. Quelle différence avec Augustin ! Chaque fois qu'il ouvre l'Écriture, la multiplication miraculeuse du pain se renouvelle. Le miracle de l'Incarnation se prolonge et le plonge dans l'extase.

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Son œuvre écrite est considérable. Eusèbe (et Jérôme) parlent de 2000 ouvrages qui sont, en partie, perdus. Origène dictait et n'écrivait pas, ce qui était fréquent chez les anciens. C'est le cas de Cicéron. Ambroise, un ancien gnostique qu'il avait ramené à l'orthodoxie, richissime mécène, avait mis à sa disposition une équipe de sept tachygraphes nous dirions aujourd'hui sténographes qui se relayaient d'heure en heure pour écrire sous sa dictée. Il n'y avait pas moins de copistes, ainsi que des jeunes filles exercées à la calligraphie, qui écrivaient au net le manuscrit, pour la diffusion. Les prédication ou homélies, elles, étaient prises à la volée par les sténographes.

Œuvre gigantesque dont la partie conservée tient encore du prodige impossible à dénombrer ici. Citons seulement les Hexaples, Bible sextuple, fournissant le texte hébreu (en caractères hébraïques, et grecs) et les quatre traductions grecques. Le Traité contre Celse, réfutation du philosophe grec et apologie du christianisme, enfin le Traité des Principes, œuvre de jeunesse, première somme théologique de l'histoire. Là il propose, comme hypothèse, des thèses sur l’apocatastase (le ressaisissement final de toute la création), qui lui seront amèrement reprochées et provoqueront une condamnation trois siècles plus tard. La plus grande partie de son œuvre est consacrée à l'Écriture sainte. Elle est composée de scolies, sur des passages difficiles, de commentaires à la manière des modernes, et d'homélies prêchées. Des 574 sermons, 240 seulement nous sont conservés. C'est là que nous découvrons l'homme de la Bible qui scrute la lettre pour y percevoir le sens de l'Esprit saint.

Comment caractériser cette œuvre, une des plus prodigieuses qu'un génie humain ait produite. Faute d'en atteindre le centre, d'en saisir le ressort interne, les uns ont déformé, d'autres ont tendancieusement accusé la pensée d'Origène. Le moindre écolâtre antiorigéniste se fait fort de le réfuter: l'adjudant rectifiant la stratégie de Napoléon ! Les cuistres ! Cette cabale, longuement orchestrée, a provoqué la condamnation de l'origénisme ou de l'Origène posthume. Autant condamner saint Thomas pour n'avoir pas enseigné l'Immaculée Conception ! Procès d'intention contre un des fils de l'Église non seulement des plus brillants mais des plus déférents, des plus dévoués au sens fort du terme, jusqu'à l'holocauste du martyre, à la gloire de Dieu, dans la fidélité à l'Église.

[PAGE 7] N'a-t-il pas écrit : «Je voudrais être un fils de l'Église, ne pas être connu comme le fondateur d'une quelconque hérésie, mais porter le beau nom du Christ. Je voudrais porter ce nom qui est en bénédiction sur la terre. C'est là mon désir. Que mon esprit comme mes œuvres me donnent le droit d'être appelé chrétien» (In Luc. hom. 16).

Son exégèse, épargnée par les anciens, a été prise à partie par les modernes, à commencer par Richard Simon. Et depuis lors, historiens et critiques ont sévèrement jugé son «herméneutique», comme décevante ; ils ont parlé de son «dévergondage», des «divagations» de son allégorisme. Certains auteurs sont allés jusqu'à dire qu'Origène représente, «dans toute la force du terme, une rupture avec la tradition» (L. Gry).

Les travaux d'Urs von Balthasar et de Henri de Lubac ont fait justice d'un procès qui manquait de discernement et qui risquait fort de verser l'enfant avec l'eau du bain. Aujourd'hui, aux esprits clairvoyants, Origène apparaît comme celui qui nous fait percevoir, au-delà des méthodes et des procédés critiqués, ce que Louis Massignon a appelé un jour «la musique écrite aux pages silencieuses des Livres saints». En termes plus simples et plus prosaïques, Origène nous découvre l'Esprit des Écritures, l'Esprit dans l'Écriture.

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III – Comment lire l’Écriture dans l’Esprit

D'une œuvre vaste comme la mer, nous ne voulons retenir et esquisser ce soir qu'un seul aspect : son amour à la fois tendre et passionné pour la Parole de Dieu, où Balthasar situe le point focal de toute son œuvre.

Pour Origène, il existe une triple présence de Dieu : dans l'Écriture, dans le Christ, dans l'Église. Ces trois manifestations se situent à l'intérieur d'une même économie, d'un même mystère du salut. Dans chacune de ces manifestations, il faut dépasser le vêtement de la lettre (lettre de l'Écriture, chair du Christ, visibilité de l'Église), pour pénétrer jusqu'à l'Esprit caché. Démarche qui dépasse la raison mais exige une impulsion de foi pour découvrir l'essentiel, invisible pour le seul esprit critique. Chercher le sens spirituel, c'est traiter l'Écriture en catholique, verbum Dei catholice tractari, dit-il; c'est «la recevoir des mains de Jésus et se la faire lire par lui» (H. de Lubac).

De ces trois présences de l'Esprit, nous ne voulons, ce soir, retenir que la première. L'incarnation de Dieu commence dans l'Écriture, où déjà s'exprime le Verbe de Dieu. La Bible n'est pas un simple document, un document comme les autres, elle est une Présence. Ce livre «respire», comme disait Claudel, plus proche du vrai que nombre d'exégètes.

Origène cherche, comme l'épouse du Cantique des cantiques, cette présence qui se cache et qu'il lui faut découvrir coûte que coûte. «Tout ce qui est consigné dans l'Écriture est le symbole de quelque mystère: ce sont des images des choses divines. Sur ce point l'opinion de l'Église est unanime: toute la Loi est spirituelle» (Traité des principes I, préf. 8). L'exégèse d'Origène est donc un incessant passage une pâque de l'esprit de l'histoire au mystère, de l'écorce à la sève. Comme l'homme, l'Écriture a un corps, c'est l'histoire ou la lettre; une âme, c'est sa leçon éthique ; un esprit, le sens que lui donne l'Esprit.

Un exemple illustrera la méthode. C'est l'épisode où Moïse frappe le rocher pour faire jaillir l'eau. «Moïse montre le rocher qui est le Christ… (ce qu'a déjà affirmé saint Paul). Il fallait qu'il fût frappé. S'il n'avait pas été frappé, si le [PAGE 9] sang et l'eau n'avaient pas jailli de son côté, nous endurerions encore tous la soif de la Parole de Dieu.» Cette interprétation, qui peut nous paraître étrange, s'enracine dans la théologie paulinienne. Loin d'être une invention d'Origène, comme il le répète encore, elle est le procédé le plus traditionnel de l'ancienne exégèse chrétienne, comme de l'exégèse juive dont elle-même procédait.

On peut discuter et même rejeter l'application du procédé, il n'est pas possible d'en récuser le principe sans démolir à la fois le quatrième Évangile, la théologie paulinienne et toute l'épître aux Hébreux. Tous les évangiles représentent le Christ comme le nouveau Moïse, réalisant ce que le Moïse historique préfigurait. Il serait temps de « reconnaître qu'il y a là autre chose qu'un jeu futile et depuis longtemps passé de mode», écrit Urs Von Balthasar. Origène palpe l'enveloppe, la lettre, parce qu'elle respire, il sent vibrer «le cœur de la divine Parole dans ce corps d'humilité». S'il arrive à cet intuitif de l'Esprit d'escamoter quelque peu le sens littéral et historique, rarement d'ailleurs, ne perdons pas de vue qu'Origène est le meilleur philologue de l'antiquité chrétienne, que nous lui devons les Hexaples, que certaines de ses analyses sémantiques sont d'une facture étonnamment moderne. Ses écrits fourmillent de remarques grammaticales, de recherches de concordances. Comme Claudel, l'Alexandrin fait «maigrir les mamelles du sens littéral».

Jérôme fera largement son profit de cette science accumulée, avant de combattre son maître, sans qui il serait ramené à sa vraie mesure. Mais le maitre alexandrin sait que l'exégèse critique, si indispensable soit-elle, n'est qu'un préambule : l'essentiel est la manducation de la Parole de Dieu et non de la feuille de papyrus. Il faut «manger le livre» comme dit l'Apocalypse, pour communier au mystère de Dieu.

Il est impossible de récuser le dynamisme de l'exégèse origénienne, cette loi du dépassement, qui va de l'histoire à l'esprit, de l'ancien au nouveau Testament, de la pâque juive à la pâque chrétienne et définitive. Tous nous savons que l'une et l'autre pâques préparent et annoncent la pâque éternelle.

Un événement a transfiguré toute l'Écriture, tout l'ancien Testament : c'est la venue du Christ. Il achève mais abroge, par sa venue, ce que la préparation avait de provisoire, en établissant le définitif. Luther n'a-t-il pas comparé l'ancien Testament aux langes et à la crèche qui accueillent le Christ?

Le Christ est désormais la clef de l'Écriture et singulièrement de l'ancienne alliance. «Avant Jésus, l'Écriture était de l'eau, commente Origène (à propos des noces de Cana), mais depuis Jésus, elle est devenue pour nous du vin. C'est l'Esprit qui provoque ce miracle». Les exemples de relecture dans l'Esprit fourmillent. Il suffit de se baisser pour en ramasser. Voici un exemple entre mille: [PAGE 10] «Un temple de Dieu, construit par l'assemblage de paroles pleines de sens, voilà ce qu'était toute l'Écriture de l'Ancien Testament; ce temple était bâti selon le sens historique… C'est lui que les disciples montrent à Jésus (ils pensent à l'ensemble des Écritures) ; Jésus leur répond que la Parole doit détruire cette œuvre provisoire et matérielle, afin d'élever un édifice plus divin, plus mystérieux, le temple d'une nouvelle Écriture» (Ser. 31).

HOMÉLIE SUR LES PUITS

«Nous avons lu que les patriarches aussi avaient leurs puits. Abraham eut les siens, et Isaac, et aussi, je pense, Jacob. A partir de ces puits, parcours toute l'Écriture en y cherchant les puits, et parviens jusqu'aux Évangiles. Là tu trouveras le puits sur lequel était assis le Seigneur, se reposant après la fatigue du voyage : et c'est alors que, survenant une Samaritaine qui voulait y puiser de l'eau, la vertu du puits ou des puits est expliquée d'après les Écritures ; et par la comparaison des eaux, les arcanes du mystère divin sont ouverts. Il est dit en effet que, si quelqu'un boit de ces eaux que contenait ce puits terrestre, il aura encore soif; mais celui qui boira des eaux que donne Jésus, en lui s'ouvrira une source d'eau jaillissant pour la vie éternelle.

Dans un autre endroit de l'Évangile, il n'est plus question de source ni de puits, mais quelque chose de plus est dit. Celui qui croit en lui, comme dit l'Écriture, de son sein couleront des fleuves d'eau vive. Tu vois donc que celui qui croit en lui a au-dedans de soi non seulement un puits, mais des puits; et non seulement des fontaines, mais des fleuves: fontaines et fleuves qui n'adoucissent pas cette vie mortelle mais qui confèrent la vie éternelle.

Donc, selon ce que nous avons lu dans les Proverbes, là où les puits sont nommés en même temps que les sources, il faut comprendre qu'il s'agit du Verbe de Dieu: s'il cache quelque profond mystère, c'est un puits; s'il coule abondamment pour le peuple, c'est une source» (trad. H. de Lubac).

Origène applique le même principe d'une relecture dans l'Esprit à l'Évangile lui-même. «Il faut percevoir au-delà de l'Évangile sensible, l'Évangile spirituel» (Com. in Ioh. 1, 8). «Des gestes que les évangélistes nous rapportent, le Sauveur a voulu faire des symboles de ses propres actions spirituelles» (Comm. in Matth. 16,20). N'est-ce pas déjà l'itinéraire de l'Évangile johannique par rapport à celui de ses prédécesseurs ? «Là où les Synoptiques ne voyaient que des points, Jean, dit Brownig, voit des étoiles.» Nous trouvons le même procédé dans l'interprétation de la multiplication des pains, comme symbole figure de l'eucharistie, dans les fresques des catacombes.

Tout l'Évangile est prophétie de l'achèvement, de son accomplissement. Il est la charnière entre l'ancienne loi et l'Évangile éternel qu'il signifie et prépare. [PAGE 11] Il annonce, au-delà du temps, l'aube du jour sans fin. «Le soir, les pleurs, dit Origène, l'allégresse, le matin. C'est-à-dire dans le siècle à venir, si, durant le siècle présent, vous recueillez dans les pleurs et les épreuves les fruits de la justice» (In Gen. hom. 10,3). Ce que paraphrasait Bernanos: «Ô mort, si douce, ô seul matin!» (Lettre à Valéry-Radot).

L'Évangile est donc dépassement de la Loi mais lui-même prépare un au-delà, à travers «les treillis des fenêtres», comme dit le Cantique, où le croyant peut déjà entrevoir, le temps d'un éclair, ce que l'oeil n'a pas vu, ce que le Seigneur prépare à ses élus. Cette lecture ou relecture des Écritures permet à Origène de pénétrer jusqu'au cœur, de dépasser la lettre et l'histoire, pour découvrir le mystère du Christ mais aussi le mystère de l'Église. «L'Église seule conserve l'Écriture intacte, la comprend, possédant l'Esprit qui l'a dictée». En elle «Jésus cherche des organes par lesquels il peut enseigner». Les docteurs sont vraiment «les lèvres du Christ», «le psautier du Christ». La doctrine enseignée par l'Église est le pain du Verbe de Dieu. Dans ce temple, chaque jour se renouvelle le miracle des pains multipliés.

«Mais le miracle ne s'opère dans le pain rompu, partagé, que lorsque la lettre est tournée et retournée, et se brise jusqu'à répandre l'Esprit comme un parfum» (In Gen. hom. 12,5). Les douze corbeilles contiennent non des débris mais les richesses accumulées dont l'Église catholique est l'unique gardienne. « Chaque parole ressemble au grain de blé qui meurt et renaît en un lourd épi, mystiquement identique au sang du Christ, versé et fécondant les âmes » (Urs von Balthasar). Pour percevoir le sens de l'Écriture, l'Église le prédicateur comme les auditeurs ne peut pas se contenter d'un effort intellectuel, si indispensable soit-il. L'intelligence de l'Écriture demande plus que l'étude, la fréquentation, l'intimité du Christ. «N'hésitons pas à le dire: les évangiles sont les prémices de toute l'Écriture. Et les prémices de l'Évangile, c'est l'évangile de saint Jean. C'est un livre dont l'intelligence échappera à qui n'a pas reposé sur la poitrine de Jésus, ni reçu de Jésus Marie, devenue également sa propre mère.»

Ce qui parait à Origène le plus nécessaire pour comprendre l'Écriture, c'est la prière. Il l'écrit dans une des rares lettres conservées, adressée à Grégoire le Thaumaturge. «En t'appliquant à la lecture divine, cherche soigneusement et avec esprit de foi ce qui échappe à beaucoup, l'esprit des divines Écritures. Ne te contente pas de frapper et de chercher. Ce qui est le plus important pour obtenir l'intelligence des lettres divines, c'est la prière. Le Sauveur y exhorte, quand non seulement il dit: Frappez et on vous ouvrira, mais encore : Demandez et l'on vous donnera».

[PAGE 12] Le prédicateur de Césarée lui-même donne l'exemple. La prière affleure comme naturellement, au cours de ses homélies: «Demandons au Seigneur de nous donner une intelligence plus claire de ses prophéties, d'ouvrir davantage nos sens à la vérité, que nous puissions considérer dans l'Esprit ce qui a été écrit par l'Esprit, exprimant en termes d'Esprit les réalités de l'Esprit, selon Dieu et l'Esprit saint; et de nous faire comprendre ce qu'il a inspiré, dans le Christ Jésus notre Seigneur, à qui appartiennent la gloire et la puissance. Amen» (In Num. hom. 16, 9). La prédication comme la lecture biblique doit être une prière, recherche d'une Présence, pour le prédicateur comme pour la communauté assemblée ; disponibilité à l'endroit de la Parole vivante, prise de conscience que le Livre est habité. Origène termine une homélie en disant: «Ces propos sont également un chant de louange et c'est là toute la théologie» (Comm. in Ps. 117, 14).

Dieu est caché sous la lettre. Il faut donc aller à sa recherche. Longue quête qui meurtrit les pas mais attise les vrais désirs. «Il vaut mieux mourir en route, dit Origène, en allant à la recherche de la vie parfaite que de ne pas entreprendre cette recherche» (In Ex. hom. 5, 4).

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[PAGE 13]

IV – Bible et itinéraire spirituel

L'Écriture est pour Origène le chemin tracé, vivant et spirituel: «Je suis la route.» À la Bible il emprunte les trois thèmes qui inspirent sa mystique. Nous les trouvons dans la Genèse, l'Exode et le Cantique des cantiques. Fontaines jaillissantes où se désaltère le feu qui brûle son âme.

La Genèse lui fournit le thème de l'image, enfouie mais inamissible. Nous pouvons l'ensabler mais jamais la perdre. Elle demeure là et attend que nous désensablions le puits en nous. «Alors toute la terre fera sourdre l'eau, et en toute âme se retrouvera l'image» (In Gen. hom. 13, 1). «Tu vois donc: celui qui trouve la foi a, au-dedans de lui-même, non seulement un puits, mais des puits ; et non seulement des fontaines, mais des fleuves: fontaines et fleuves qui n'adoucissent pas cette vie mortelle mais nous apportent la vie qui durera toujours.»

Le thème de l'image et de la ressemblance, puisé dans le Genèse, orchestré par Origène, va structurer désormais la théologie de l'homme chrétien, disons l'anthropologie chrétienne, principalement chez les Pères grecs.

L'Exode, puis le livre des Nombres qui nous paraît souvent insipide, sont pour l'Alexandrin des fontaines inépuisables. Origène y trouve l'appel au voyage, principalement dans la fameuse homélie 27 sur les Nombres. Le pathétique de l'Exode est un arrachement aux pathè, désirs égoïstes qui encombrent le cœur et entravent la marche. Cette marche épuisante décrit l'histoire de chaque être, comme de l'humanité entière, de l'univers lui-même. Chacun de nous en vit un épisode passager, qui s'inscrit dans la traversée du désert de millions d'années, qui, peu à peu, patiemment, permet à toute la caravane d'atteindre la Terre Promise.

Lente ascension qui, symétriquement, correspond à la descente du Verbe de Dieu jusqu'à la kénose, mot grec, employé par saint Paul, qui signifie le [PAGE 14] dépouillement; le Verbe incarné «se vide» selon l'image évoquée par le mot et se laisse crucifier. Mais le coup de lance du Golgotha «blessa le Verbe de Dieu, écrit Origène, et le fit se répandre». Toute la demeure, l'Église, la terre en est aujourd'hui embaumée. «Si le cœur de Jésus n'avait pas été transpercé, et s'il n'était sorti du sang et de l'eau de son côté, nous endurerions encore la soif de la Parole de Dieu» (In Ex. hom. 11, 2). «Le Christ a submergé l'univers de flots divins et sanctifiants; il fait jaillir pour les assoiffés une source vive dont l'eau s'épanche, par les lèvres de sa blessure ouverte par la lance. C'est l'Église qui est sortie de la blessure, il a fait d'elle son épouse» (Comm. de Ps 77, 31 et de Pr 31, 16).

Et voilà! Déjà ce dernier texte est l'ouverture, au sens musical du mot, du livre cher entre tous, le Cantique des cantiques. Là Origène, et tous les mystiques, au cours de l'histoire de l'Église, trouvent le thème nuptial, si cher à Patrice de la Tour du Pin. Épousailles du Verbe avec une humanité lavée dans son sang, noces de sang et de tendresse! Origène, le premier, donne congé au rêve d'une Église sans péché, d'une Église des parfaits. L'Église est à la fois l'Épouse du Cantique et Rahab la prostituée, Madeleine la pécheresse, Jérusalem défaillante, sur qui pleure le Sauveur. L'Alexandrin situe sa réflexion en pleine pâte humaine, en faisant saillir le pathétique de la condition fragile de l'Église, qui, sans cesse, doit se laver dans les eaux du salut. «Il n'est pas possible de purifier absolument l'Église tant qu'elle séjourne sur la terre, et d'en ôter tout impie et tout pécheur. Car nous ne pouvons excommunier là où le péché n'est pas absolument manifeste, de peur que, voulant ôter l'ivraie, nous n'arrachions en même temps le bon grain» (In Jos. hom. 21).

L'Église c'est nous. L'image nuptiale symbolise la rencontre de l'homme, du croyant, avec le Dieu dévoilé. Le Cantique rythme l'itinéraire vers Dieu recherche et rencontre, attente et étreinte. La venue du Verbe est à la fois jaillissement de la source mais en même temps soif et faim qu'aucune nourriture terrestre ne peut plus apaiser. De cette «béance» ouverte par le Christ, «intervalle toujours comblé, toujours ouvert» dont parle Origène, naît le mouvement qui doit mener jusqu'à son terme, c'est-à-dire jusqu'à la Source.

L'admirable chapitre 16 d'Ézéchiel fournit à Origène un développement sur la condition sans cesse menacée de l'âme élue, objet de nouvelles visites, au-delà de toutes ses infidélités. «Et de nouveau il l'accueille, la baigne, l'oint, la revêt de vêtements brodés et lui donne la fleur de farine, le miel et l'huile. Et tu devins extraordinairement belle». Quelle ascension puisque la voici – nous voici – parvenus à partager la royauté de Dieu !

[PAGE 15] La Prière du Seigneur, que commente Origène, exprime l'ambiguïté tiraillée du croyant. Le chrétien y dit : «sur la terre comme au ciel», et donc: si sa volonté est faite sur la terre comme au ciel, tous nous serons au ciel. Et déjà nous pouvons répéter notre rôle d'éternité en respirant à la hauteur de Dieu du ciel.

La prière nous dépayse dans la mesure où elle nous acclimate au pays promis. Le chrétien est un déraciné, aussi longtemps qu'il n'a pas atteint le royaume entrevu. Tiraillé entre le déjà et le encore, il entrevoit sans voir, il croit saisir l'Insaisissable. Désir inépuisable jamais comblé. C'est le drame de l'Épouse dans le Cantique. «Souvent dans tout ce Cantique, il arrive à l'épouse ce que ne peut comprendre celui qui ne l'a pas éprouvé. Souvent, Dieu m'est témoin, j'ai senti que l'Époux s'approchait, qu'il était autant que se peut avec moi. Puis, comme il se retirait subitement, je n'ai pas pu trouver ce que je cherchais. De nouveau donc, voici que je soupire après sa venue, et quelquefois, de nouveau, il vient; et quand il m'est apparu et qu'enfin je le tiens dans mes mains, Voici qu'une fois de plus il m'échappe; et quand il s'est évanoui, je me remets à le chercher. Et cela recommence souvent, jusqu'à ce que je le tienne pour toujours» (In Cant. hom. 1, 7).

Origène s'est-il aperçu qu'il venait de parler à la première personne? Le livre qu'il expose, expose son histoire, et il ne s'embarrasse pas pour le confesser. Ce qu'il nous explique, il le vit. L'espace sans cesse ouvert est sa blessure qui ne guérira que le jour où il «tiendra celui qu'il cherche pour toujours».

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Pour qui sait découvrir le vrai Origène, combien paraît mesquin le procès qui lui a été intenté, ingrate l'attitude de ceux qui l'ont dépouillé avant de le juger, qui, sans lui, seraient nus ; un Jérôme lui devait tout. Seul équitable paraît le jugement d'un homme qui aura beaucoup œuvré pour redonner au maître alexandrin sa vraie stature, Urs von Balthasar. Il a pu écrire, et ce jugement résume tout: «Il n'y a dans l'Église aucun homme qui soit resté invisiblement aussi omniprésent qu'Origène.»

Si son âme ressemble aux vents de feu qui soufflent du désert, sur le delta du Nil, sa doctrine, sa lecture biblique font penser à la mer, à cette Méditerranée où se jettent les eaux du grand fleuve: elle baigne les plages de l'Orient et de l'Occident, et nous tous, les riverains, nous respirons plus haut, nous voyons plus loin, «puisqu'il y a la mer».

 

Suggestions de lecture :

Origène, La prière, Les Pères dans la foi 2
Et de nombreux autres textes d'Origène dans la collection Sources Chrétiennes


Notre-Dame de Paris, 3 février 1980

 

[PAGE 2] Le malheur des maîtres est souvent d'avoir des disciples. Que de noms illustres ont été ternis, que de pensées éclatantes gauchies par les sectateurs! Il serait facile mais cruel d'en fournir ici des exemples. Origène dont nous avons parlé dimanche dernier, n'échappe pas à cette loi, mais à la nuance près que ses détracteurs s'étaient d'abord enrichis de ses dépouilles. Les plus grands des Pères de l'Orient grec ont su s'élever au-dessus des tiraillements et rendre à César ce qui était à César, reconnaître le génie incomparable d'Origène. Les trois Cappadociens, ainsi appelés d'après leur patrie, la Turquie centrale actuelle, Basile, Grégoire de Nazianze et Grégoire de Nysse, affichent une admiration unanime pour l'Alexandrin, au 4e siècle.

Ils étaient assez grands pour reconnaître le génie, assez perméables pour s'en enrichir, assez lucides pour en découvrir les limites. Ensemble, Basile et Grégoire de Nazianze composent la Philocalie, une anthologie des œuvres d'Origène. Acte de courage et de déférence, qui sait prendre parti et annoncer les couleurs.

Le troisième des Cappadociens surtout, Grégoire de Nysse, se présente comme l'héritier de la théologie spirituelle d'Origène. Compromis à ce titre, négligé et souvent méconnu, l'évêque de Nysse connaît aujourd'hui une réhabilitation, un revival qui est justice. Il serait temps de le reconnaître officiellement docteur de l'Église universelle.

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I – Sa vie

Grégoire naît dans la même famille que Basile, fortunée et héroïque. Tous deux sont petits-fils de martyrs, tous deux ont reçu, avec huit frères et sœurs, la même éducation que nourrissait une geste du sang et de la ferveur. La sœur, Macrine, emboîte carrément le pas du glorieux lignage. Sur Basile reposent les ambitions de la famille. Il est l'aîné et donc l'héritier. Grégoire, puiné, est quelque peu écrasé par l'éclat de son frère et ne parvient pas d'emblée à affirmer sa personnalité. Tant il est vrai que les enfants d'une même lignée, de la même éducation ne se ressemblent pas nécessairement.

Le père meurt prématurément. Il faut parer au plus pressé. Grégoire n'est pas envoyé comme Basile à Constantinople et à Athènes. Il ne quitte pas la Cappadoce. Il se forme d'abord à Néo-Césarée, puis se déplace avec la famille à Césarée et y poursuit ses études. Il semblait voué à l'Église; jeune, il y est lecteur. Soudain, il tourne le dos à l'état ecclésiastique et se consacre à l'enseignement de la rhétorique. Crise de foi? Volonté d'affirmer son indépendance, séduction de la culture profane? Cet introverti n'est guère disert quand il s'agit de son drame intérieur. Il aime se réfugier dans une zone de mystère. Sa correspondance elle-même demeure muette sur sa vie intime.

La famille semble avoir été fort marrie de ce changement d'orientation. Nous possédons encore une lettre où Grégoire de Nazianze lui reproche son abandon: «Tu as rejeté les livres que naguère tu lisais au peuple, tu as pris en mains ceux qui sont amers et indigestes, tu as préféré le nom de rhéteur à celui de chrétien. Sors de ton ivresse et reviens à toi!» (Lettre 11). La défection a dû faire scandale. Encore un clerc à qui le prestige de l'éloquence tourne la tête ! Grégoire le reconnaît dans une lettre au célèbre maître Libanios: «Je devins passionnément amoureux de la beauté de votre art, sans pouvoir rassasier ma passion» (Lettre 13,4).

Ce ne fut pas sans doute l'unique passion du jeune homme, car il prit femme. L'élue s'appela vraisemblablement Théosébie la pieuse, femme de haute culture à laquelle il demeurera passionnément attaché jusqu'à sa mort en 385. Grégoire de Nazianze qui la connut la qualifia de «véritable sainte et de véritable épouse de prêtre». Macrine, sœur de Basile et de Grégoire, exerça sur ce dernier une influence décisive. Il l'appelle «sa maîtresse spirituelle». Les [PAGE 4] conseils de cette femme, qui menait une vie recluse, décidèrent le jeune Grégoire à se retirer de la vie active pour se consacrer à l'étude et à la vie spirituelle sans pour autant abandonner la vie conjugale.

Contre son gré, et contre son goût, son frère Basile, devenu entre temps évêque et métropolitain de Césarée, le nomma évêque de Nysse, petit doyenné rural, à l'ouest de la capitale. Pour le citadin, coutumier des milieux cultivés, quel dépaysement ! Grégoire rechigne mais finit par obtempérer; il s'incline devant son aîné. L'autre Grégoire ne rejoindra pas son poste de Nazianze avec plus d'empressement. Les acceptations d'évêchés «de vive force» n'étaient pas rares à l'époque.

À Nysse, l'évêque-théologien se trouve aux prises directes avec une communauté concrète; il va s'adapter à elle, trouver une langue imagée qui oublie philosophes et rhéteurs. Ses sermons sur les Béatitudes n'utilisent pas un mot philosophique. L'empereur arianisant qui n'a pas le courage de s'en prendre à Basile attaque ses suffragants. Grégoire est déposé pour avoir soit-disant dilapidé les biens d'Église (lui qui distribuait son avoir aux pauvres), obligé de se cacher, jusqu'à la mort de Valens. Sa communauté lui était demeurée fidèle et attachée. Il y rentre : c'est un triomphe. «Ils ont failli m'étouffer à force d'affection!» On imagine la scène et le déferlement de l'enthousiasme populaire!

Entre temps Basile vient à mourir, en 379 nous sommes en train d'en fêter le seizième centenaire la vraie carrière de Grégoire peut commencer. Il devient l'héritier théologique et monastique de son frère, l'homme de confiance du nouvel empereur Théodose. Il est le défenseur de l'orthodoxie face à un arianisme en déroute mais encore actif. Grégoire est désigné comme évêque de tout le diocèse du Pont (la Mer noire), il joue un rôle de premier plan au concile de Constantinople en 381. Il est chargé de missions en Palestine et en Arabie. En 394, l'évêque donne des instructions à des moines. C'est le dernier acte connu. Et le rideau tombe. Il a dû mourir vraisemblablement la même année.

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II – L’homme et l’œuvre

L'homme se présente en contrepoint, face à son frère Basile. Autant celui-ci s'impose naturellement, autant l'autre se dérobe ou s'affirme avec excès. Basile reconnaît la totale inexpérience de son frère dans les affaires ecclésiastiques, en clair sa maladresse, son manque de diplomatie. Il lui manque le «minimum d'hypocrisie» dont parle saint Thomas pour faire carrière. Basile parle même, en un moment d'humeur il est vrai, de sa simplicité et de sa candeur. Grégoire n'est-il pas allé jusqu'à falsifier des lettres pour apaiser un conflit ? Elles eurent l'effet contraire et provoquèrent de nouveaux désordres. Quand on propose à Basile d'envoyer Grégoire à Rome comme ambassadeur, il refuse net pour éviter des catastrophes.

Le vrai Grégoire est ailleurs. Indépendant d'esprit, il vitupère contre les pèlerinages et serait de l'avis de l'Imitation qu'ils ont rarement sanctifié les intéressés. Dieu n'est pas lié aux lieux saints, note-t-il au retour de Palestine. Basile lui-même reconnaît que son frère est insensible à la flatterie. Ce moine-évêque est un pasteur exigeant, il n'admet ni le désordre ni le relâchement. Il cherche à entraîner son troupeau sur les hauteurs. Il n'est pas commode dans ses rapports avec le métropolitain, successeur de son frère et jaloux de son rayonnement. Il faut de la vertu à l'autorité pour se voir dépassé par un subordonné : elle faisait défaut au métropolitain.

Grégoire est un self-made man. Il est autodidacte et peu frotté de méthodes universitaires. Il a subi l'influence de la sophistique et sa rhétorique habile demeure esclave des recettes scolaires. Il est plus magicien de la pensée que du verbe, ce qui alourdit sa phrase de la densité de sa réflexion. La grandeur du Nyssène est dans la puissance de son penser, dans la profondeur de son élaboration théologique, dans l'architecture de sa mystique. Là, il surclasse et Basile et le Nazianzène. Sa vigueur réside dans l'équilibre entre la pensée et l'expérience, entre théologie et mystique, entre l'idée et le drame. Sa catéchèse est [PAGE 6] un modèle de dialogue avec un esprit formé par les philosophes. Grégoire est sans doute le plus personnel et plus universel des théologiens de son siècle. Nul autre Père du 4e siècle n'a utilisé dans la même mesure la philosophie pour approfondir les mystères de la révélation, sans jamais sacrifier une once de sa foi. Urs von Balthasar qui lui voua une œuvre de jeunesse: Présence et pensée, géniale par sa précocité il est encore étudiant y rappelle que Maxime le Confesseur désigne Grégoire comme «le docteur de l'univers».

D'avoir subi l'influence de Platon dont il connaît les œuvres essentielles a fait taxer sa théologie de platonisme, ce qui l'a discréditée des siècles durant. Nos contemporains, Jean Daniélou, Urs von Balthasar, ont su remonter ce courant et montrer son indépendance d'esprit vis-à-vis des philosophes comme de ses devanciers, fût-ce Origène. Grégoire compare joliment la philosophie païenne à la fille du pharaon : elle est stérile. Il en est de même de la philosophie sans la lumière de la révélation: «Elle avorte, remarque-t-il, avant de parvenir à la connaissance de Dieu.» Grégoire sait, comme son maître Origène, que toute la vérité vient de la Bible. Contrairement à l'Alexandrin et à Augustin, il exprime son inspiration biblique moins en citations explicites que par la substance même qui imprègne sa doctrine. Il suffit de comparer la table des citations scripturaires d'un ouvrage d'Origène et de Grégoire pour s'en convaincre.

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L'œuvre est inégalement répartie sur son existence: un seul ouvrage de jeunesse commandé par son frère Basile, le Traité de la virginité. Grégoire l'écrit en 371, il a quarante ans. C'est à la fois un plaidoyer et un morceau de bravoure, où le rhéteur épuise tout l'arsenal de ses ressources antithèses, lieux communs, symétries et métaphores, mots rares et poétiques, hyperboles et faux pathétique. Le chapitre 3 sur «les embarras du mariage» est un feu d'artifice littéraire, la pièce de concours du parfait élève.

Grégoire devient vraiment lui-même à la mort de son frère. Là se situe la grande partie de son œuvre qui se succède désormais comme un feu roulant, drue et dense. Là il élabore progressivement sa théologie spirituelle, il construit peu à peu ce qu'il appelle lui-même «le temple divin de la révélation mystique» (Vie de Moïse). Nous retiendrons de cette époque trois ouvrages fondamentaux pour la théologie spirituelle. Ils ont l'avantage d'être traduits et disponibles en français: La création de l’homme, La vie de Moïse, enfin Les Béatitudes. Il est aisé, au premier regard, de vérifier que Grégoire se plaît à développer des thèmes bibliques : la création de l'homme selon la Genèse, la vie de Moïse selon l'Exode, le Cantique des cantiques, et pour le Nouveau Testament, les Béatitudes et le Notre Père. Le théologien y cherche moins le mot que l'idée, plus l'inspiration que l'expression.

[PAGE 7] Ouvrons La création de l’homme. Le livre des commencements comme Edmond Fleg appelle la Genèse est ici fondement et structure d'une anthropologie chrétienne. Il est construit sur le thème de l'image et de la ressemblance, déjà rencontrée chez Origène qui occupe une place centrale dans la théologie grégorienne. L'auteur part du dilemme: «Comment l'homme, cet être mortel, soumis aux passions et qui passe vite, peut-il être l'image de la nature incorruptible, pure et éternelle?… Comment, si la divinité est heureuse, l'humanité malheureuse peut-elle parler d'image?» Comme Philon, Grégoire analyse les deux récits de la création du livre de la Genèse et s'efforce de les harmoniser. Il situe le premier «Au commencement Dieu créa les cieux et la terre, … Faisons l'homme», dans la préexistence intentionnelle de Dieu: l'homme y est perçu dans son projet et dans son terme. Nous sommes ici hors de l'histoire et hors du temps, dans l'intemporel mystère de Dieu.

Le second récit: «Dieu forma l'homme avec la glèbe de la terre » se situe, lui, dans le déroulement du temps et de l'histoire. Nous y retrouvons le thème des deux Adams, cher à saint Paul, mais aussi celui du développement et du devenir, cher à saint Irénée de Lyon. L'homme s'y présente, sexué, soumis aux passions et au devenir qui constitue la loi de sa condition terrestre, jusqu'à son achèvement dans l'épectase, mot cher entre tous à Grégoire, pour exprimer la tension de l'âme vers Dieu.

Toute l'humanité et non pas seulement chaque individu des premiers aux derniers hommes, est l'image de Dieu, unique à la fois et fractionné entre tous, de «Celui qui est». Grégoire perçoit l'humanité dans son achèvement comme une grandiose mosaïque où chaque pierre et l'ouvrage dans son ensemble représentent l'image de Dieu. Ce qui, pour notre propos, signifie que l'homme trouve en lui l'aspiration vers autre chose que la joie passagère et terrestre. Le transnaturel, dira Blondel. Il cherche, à la trace, celui qui, en lui, a laissé la marque indélébile de sa présence. Tel est pour Grégoire le sens de l'homme chrétien.

L'Écriture fournit également à Grégoire le thème de Moïse et de l'Exode, modèle et type de l'ascension spirituelle, à la rencontre de Dieu. Le chrétien met donc ses pas dans ceux du peuple de Dieu. Une même histoire s'étire, d'Israël à l'Église, de Moïse au croyant. Nous sommes tous les pèlerins du Sinaï. Grégoire interprète spirituellement les divers épisodes de la vie de Moïse: la rencontre du buisson ardent, l'ascension du Sinaï, les stations dans le désert, l'entrée dans la ténèbre que Dieu habite rythment l'itinéraire de toute marche spirituelle.

Dans cette relecture de l'Exode, Grégoire se trouve en bonne compagnie. Il dépend visiblement d'Origène mais plus profondément encore du quatrième Évangile qui, déjà, applique au Christ les grands épisodes de cet itinéraire serpent d'airain, manne, agneau pascal, colonne lumineuse, source jaillissante. [PAGE 8] Saint Paul ne voit-il pas dans le rocher de Moïse le Christ qui accompagne son peuple : «Or ces choses sont des figures, des exemples pour notre entendement» (1 Co 10, 6)?

De la sorte La Vie de Moïse trace au chrétien l'itinéraire à la fois sacramentel et spirituel qui lui permet, à travers les purifications intérieures, d'accéder à la Cime, au mystère inaccessible de Dieu, dévoilé dans le Christ.

Cette dynamique de la route et de l'exode qui caractérise le cheminement chrétien, Grégoire la retrouve aussi bien dans Les Béatitudes que dans la Prière du Seigneur. Le premier dans l'histoire de l'Église, il analyse la péricope des huit Béatitudes chez saint Matthieu, pour en chercher l'unité et le mouvement. Il s'agit ici de prédications adressées à ses ouailles. A ces humbles il décrit l'itinéraire de la vie chrétienne, jusqu'à la perfection et à l'union mystique. Ici la Béatitude prend une majuscule, elle est Dieu.

La sixième homélie, la plus somptueuse, commente «Bienheureux les cœurs purs, ils verront Dieu». L'évêque de Nysse y reprend le thème déjà développé dans La Vie de Moïse.

SIXIÈME BÉATITUDE


HEUREUX CEUX QUI ONT LE CŒUR PUR

«Dieu est un rocher effilé.

L'impression que l'on éprouve du haut d'un promontoire, lorsqu'on jette les yeux sur l'immensité de la mer, mon esprit la ressent quand, du haut des paroles escarpées du Seigneur, comme du sommet d'une falaise, il contemple l'abîme infini de ses contours.

On voit souvent au bord de la mer, s'élever un de ces éperons rocheux qui offrent aux flots une surface abrupte du haut jusqu'en bas et dont la crête surplombe l'abîme. Le vertige que l'on ressent de cette hauteur, en jetant les yeux sur les gouffres marins, mon âme l'éprouve aussi aujourd'hui, où cette grande parole du Seigneur la dresse au-dessus des abîmes : Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu.

Dieu s'offre aux regards de ceux qui ont le cœur pur. Or nul n'a jamais vu Dieu (Jn 1, 18), dit notre saint Jean. Et saint Paul confirme cette idée en parlant de celui que nul d'entre les hommes n'a vu ni ne peut voir (1 Tm 6, 16). Dieu est ce rocher abrupt et effilé, qui n'offre pas la moindre prise à notre imagination. Moïse aussi, en ses lois l'appelait l'inaccessible: il décourageait ainsi toute tentative d'approche et ses menaces nous faisaient l'expresse défense de le chercher: Il n'est personne, disait-il, qui puisse voir le Seigneur et vivre (Ex. 33, 20).

Mais quoi? La vie éternelle est la vision de Dieu et les piliers de la foi Jean, Paul, Moïse, nous certifient que celle-ci est impossible? Quel vertige! Devant l'abîme de ces contours, je me sens défaillir…» (trad. F. Quéré dans Les Béatitudes, Les Pères dans la foi 10, p. 81-82).

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[PAGE 9]

III – La montée vers la cime

Avant la célèbre Montée du Carmel, Grégoire de Nysse se présente en quelque sorte comme le premier guide de la marche vers Dieu, de l'ascension du Sinaï. «Dieu est une montagne escarpée et difficilement accessible. La grande foule n'atteint que le pied, et à peine. Mais si quelqu'un est un Moïse, il lui arrivera, en montant, de devenir capable d'entendre le son des trompettes qui devient plus fort à mesure qu'on avance» (Vie de Moïse). Comparaison chère à Grégoire et qui dépeint en même temps sa manière concrète et imagée de traduire le mystère inaccessible de Dieu. À Moïse qui désire voir Dieu, l'Éternel rétorque «qu'il le verra de dos» (Ex 33, 26). Avec les autres théologiens grecs, Grégoire chanterait volontiers l'hymne célèbre:

«Ô Toi, l'au-delà de tout,
Comment t'appeler d'un autre nom ?
Quel hymne peut te chanter ?
Aucun mot ne t'exprime.»

IMAGE ET RESSEMBLANCE

Comment jeter un pont de l'Incréé au créé, du Dieu illimité à l'homme qui est limite? De l'Être immuable à l'être soumis au devenir? L'homme trouve précisément un point d'appui. Il a beau être soumis au changement, il existe. Il a passé du non-être à l'être. Il est riche de potentialités, il est en devenir. Il peut déployer ses virtualités, il est à pied d'œuvre. C'est ici que le mot de la Genèse: l'homme créé «à l'image et à la ressemblance» est le point d'ancrage de toute l'anthropologie grégorienne. Il faut creuser le thème pour en dégager toute la signification et établir finalement un pont de l'homme à Dieu, de Dieu à l'homme.

Qui dit image dit ressemblance. Hors de ce lien, il ne peut exister de rapport. L'image reflète nécessairement les traits de son modèle et établit un lien de parenté. Cette parenté de l'archétype à sa copie n'est pas uniquement un miroir, sorte de surface étale, mais un élan vers le modèle, la Beauté incréée; elle est désir, aspiration qui le porte vers celui qui l'a façonné. L'enfant se mire dans les yeux de son Père qu'il cherche.

[PAGE 10] Grégoire, sensible à l'image et à la comparaison, recourt à une métaphore inspirée par le Timée de Platon. «L'œil capte la lumière, grâce à des principes lumineux, reçus de la nature. Ce qui lui permet de tirer vers soi ce qui est de même nature. Eh bien! de la même manière, il existe une affinité, mêlée à la condition humaine, elle établit une correspondance qui la fait tendre vers ce qui lui est apparenté» (Catéchèse de la foi, 5). L'adage des anciens se réalise ici: «Le semblable est connu par son semblable.»

L'homme, icône de Dieu, en porte les traits, y compris le caractère d'incompréhensibilité qui constitue son mystère insondable. Ce qui explique d'ailleurs que l'approche d'un être est inépuisable et illimité. En même temps, nous sommes des êtres hybrides, riches de virtualités et d'énergies, riches de la vertu royale, la liberté, qui fait notre grandeur et en même temps notre risque. Nous portons ces richesses en une nature changeante, fragile, harcelée par les passions qui la rendent myope et la font choir dans les plaisirs immédiats. Ce que Grégoire, après Origène, appelle ensabler l'image en nous. Nous ressemblons aux belles mosaïques enfouies sous les sables d'Afrique. Et, comme s'exprime encore Grégoire de manière imagée : «Nous tâtonnons comme des aveugles, le long des murs, vers la porte» (L'âme et la résurrection 3, 41).

L'homme chrétien est donc un être écartelé, non pas au premier chef comme l'enseignait le platonisme, entre l'esprit et la matière, mais entre le péché et la volonté de Dieu. Aussi le salut prend-il un caractère douloureux, est-il un arrachement qui blesse.

La réflexion amène, par son poids naturel, Grégoire de Nysse à contempler la Croix. Le Christ, qui porte toute l'humanité, meurt seul, délaissé de tous, mystère de solitude et de déchirement, pour accomplir rassemblement et unité. «La Croix, dont la forme se partage en quatre, nous enseigne et nous donne à compter quatre prolongements à partir du centre: Celui qui y fut étendu au moment où s'accomplissait l'économie du salut est le même, dans sa mort, qui relie et ajuste à lui-même l'univers ; il ramène à lui, dans l'harmonie d'une même symphonie, la diversité de tous les êtres» (Catéchèse de la foi, 32, Les Pères dans la foi 6, p. 83).

Comme Irénée et l'iconographie ancienne, Grégoire considère la Croix moins comme un gibet que comme un arbre, symbole cosmique, qui, laborieusement, rassemble l'homme mêlé et les hommes dispersés, des premiers aux derniers, pour remodeler toute la pâte humaine.

Grégoire eût fait sienne l'homélie pascale d'un anonyme: [PAGE 11]

«Immense comme le firmament,
Mon arbre règne de la terre au ciel,
Il est le pilier de l'univers,
L'appui de tout,
La charpente de la terre,
Le nœud du monde,
Qui rassemble tous les peuples de la terre.
Son front touche le haut du ciel
Et au milieu ses bras de géant
Battent les souffles de l'air.
II est tout et tous et partout.»

L'humanité entière, libérée, purifiée, constitue l'image unique de Dieu. «Il n'y a pas de différence entre l'homme qui est apparu lors de la première création du monde, et celui qui naîtra lors de l'achèvement de tout tous portent également l'image divine» (La création de l’homme 16). L'image est tous, l'image est chacun.

D'ABORD RETROUVER L'IMAGE

L'image retrouvée, récurée dans les eaux du baptême, est riche de virtualités qu'il nous faut mettre en œuvre. Le drame de l'homme se joue en premier lieu au-dedans de lui-même. « Rien de bien ne nous vient de l'extérieur, mais il nous appartient d'avoir ce que nous voulons et de faire sortir le bien de notre nature comme d'un grenier. » « Dieu nous permet, dit encore Grégoire, d'être les artisans de notre ressemblance » (Catéchèse de la foi, 41).

Ressources enfouies qui sont le point d'ancrage de toute l'œuvre spirituelle. L'éphémère sert le définitif; les passions apprivoisées se mettent au service de l'élan qui porte en avant. «De notre mobilité même, Dieu fait un associé de notre ascension, de notre course à la perfection. Perfection qui n'a d'autre limite que celle de n'en avoir pas.»

L’ITINÉRAIRE

Grégoire de Nysse est un des maîtres qui a analysé avec le plus de perspicacité l'itinéraire qui mène le chrétien à son Dieu. Il connaît le tragique du péché et l'effort de la remontée douloureuse. S'il emprunte aux poètes grecs les images du voyage, de l'ascension en montagne, leur contenu est strictement chrétien. Il se nourrit de thèmes bibliques, comme la montée du Sinaï. Nous retrouvons d'ailleurs l'image de l'ascension chez la plupart des mystiques, de Grégoire à Jean de la Croix, qu'il s'agisse du mont Horeb, du Sinaï ou de l'Alverne.

[PAGE 12] Grégoire emprunte à la fois à Moïse le thème de la marche, et à saint Paul celui du coureur. Lancé en avant l'homme tourne le dos aux faux mirages, il s'arrache aux passions qui l'engluent et paralysent son essor. Celui qui se laisse séduire par les apparences s'arrête. Il piétine, il ressemble à un homme qui marche sur la dune: elle s'ébroue sous ses pas et l'empêche d'avancer. L'homme qui se laisse absorber par le plaisir ou le divertissement se donne l'illusion de marcher. En réalité il ressemble «aux animaux qui peinent à la meule ; nous tournons en rond, les yeux bandés, dans la meule de cette vie. Je vais te dire la ronde : faim, satiété, veillée, évacuation, remplissement, toujours l'un suit l'autre, et jamais la ronde ne prend fin, jusqu'à ce que nous échappions à cette meule» (Oraison funèbre de Placilla, 3).

«Se porter en avant», suivant le mot de l'Apôtre, signifie d'abord s'arracher, quitter l'Égypte des nourritures terrestres, où le confort fait perdre la conscience du dépaysement. Il faut désormais affronter la marche et la traversée du désert. Pour progresser, l'âme se dégage peu à peu de la pesanteur du sensible et du charnel qui l'alourdit. «Quitter tout» donne une sorte de désespoir que Grégoire décrit dans la Vie de Moïse, et comme un vertige devant l'inconnu, le mystère insaisissable qui l'appelle.

La foi est précisément cet arrachement aux plaisirs, aux secours de la terre, pour recevoir de Dieu la nourriture qui vient du ciel, la manne qui s'adapte à notre besoin et à notre capacité. Non pas des provisions, une sécurité, mais juste ce qu'il faut, le pain de jour, le pain d'aujourd'hui, comme nous disions dans l'ancienne traduction du Notre Père. Et repartir.

Consolations et tentations alternent, elles succèdent aux joies sensibles quittées, aux nourritures terrestres. Peu à peu perce une joie nouvelle qui vient d'ailleurs, c'est la douceur de Dieu que Grégoire, avant saint Bernard, a si vivement éprouvée. Le désert aux sables mouvants se peuple d'une présence qui semble le faire fleurir.

Celui qui suit le Christ finit par le percevoir devant lui, qui lui trace le chemin. Il se place dans sa foulée. «Il le voit de dos», ajoute Grégoire. «Ainsi Moïse qui brûlait de voir la face de Dieu, apprend-il comment on voit Dieu: suivre Dieu partout où il mène, cela même c'est voir Dieu. Qui suit ne peut quitter le bon chemin tant qu'il voit le dos du guide. Qui, par contre, se transporte sur le côté ou se met face au guide, celui-là invente une route à son gré, non pas celle que lui indique son guide. C'est pour cela que Dieu dit à celui qui le suit: Tu ne verras pas ma face. Il veut dire: ne t'oppose pas à celui qui te conduit» (Vie de Moïse, II, 252-253).

[PAGE 13] Le cheminement à travers le désert connaît des alternances de lumière et d'ombre, d'éblouissement et d'obscurité, de découverte et de solitude. À l'alpiniste, plus la montagne paraît proche, plus elle est encore loin. Curieusement, quand il s'en approche, elle s'éloigne. La cime paraît inaccessible, non au débutant, mais à l'homme d'expérience.

Grégoire décrit admirablement la sensation de distance du chemineau, à mesure que l'homme s'approche, touche en quelque sorte le pied de la montagne. «Suppose une falaise abrupte et à pic, dont la pointe surplombe un gouffre béant qui s'étendrait sur une profondeur infinie. Imaginons ce qu'éprouverait quelqu'un qui toucherait de la pointe du pied le bord qui surplombe l'abîme et ne trouverait nulle part de prise ni pour le pied ni pour la main. Voilà ce qui arrive à l'âme qui a dépassé le spatial, à la recherche de ce qui est hors du temps, hors de l'espace. Elle ne trouve rien à étreindre, ni lieu, ni temps, ni mesure, ni aucune autre chose de ce genre qui puisse donner une prise à l'esprit. Mais elle glisse, sans pouvoir se raccrocher nulle part à aucune réalité saisissable, prise de vertige, totalement démunie» (Comm. de l’Ecclésiaste). De l'exode à l'extase!

À l'école de son maître Origène, Grégoire explique que Dieu, au-delà de toutes ses manifestations, demeure cependant insaisissable. Une fois de plus il part de la vision de Moïse, de sa rencontre avec l'Éternel. Pourquoi, interroge-t-il, ce Moïse peut-il solliciter la faveur de voir Dieu quand déjà il l'a vu? C'est que «la vision de Dieu consiste en toute vérité en ceci: qu'elle ne se lasse jamais de désirer lever les yeux vers lui» (Vie de Moïse, II, 233). «Ceci constitue véritablement la vue de Dieu: ne jamais trouver la satiété dans le désir» (Vie de Moïse, II, 239). Dieu demeure donc toujours, selon l'étonnante définition de Grégoire: le Cherché. L'homme ne le trouve que dans la ténèbre, dans la nuit. Il ne le trouve qu'en le cherchant encore. «De nouveau le Verbe de Dieu dit à l'âme qui, déjà, s'est levée: Lève-toi. Et à celle qui déjà est venue: Viens. En vérité, pour qui vraiment se lève, il faudra se lever toujours, et pour qui court vers le Seigneur, jamais ne manquera le large espace à sa course divine. Ainsi chaque fois qu'il dit : Lève-toi et viens, il donne à chaque fois la grâce d'une nouvelle ascension» (In Cant. 5).

Aucune image ne semble plus adéquate à Grégoire que celle de la source. Dieu pour lui est la source éternellement jaillissante dans l'Esprit. Elle tarit la soif mais non le désir. Et voilà la grandeur de l'élan, de l'épectase, la dynamique du désir inépuisable que Dieu a fait sourdre en nous, que seul il peut apaiser. «Toujours la source de tous les biens attire ceux qui ont soif d'elle, comme le dit la Source elle-même dans l'Évangile: «si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive!» Par là, elle ne concède de fin ni à la soif ni à la volupté de boire : l'inexorable précepte éternise l'invitation à désirer, à boire, et [PAGE 14] à venir vers lui. Car pour ceux qui ont goûté et expérimenté combien le Seigneur est doux, l'expérience elle-même leur sert de nouvelle invitation» (In Cant. 8). L'ascension n'est donc jamais achevée, la course en avant est à la fois stabilité et mouvement. Trouver Dieu consiste à le chercher sans cesse. Chercher n'est pas une chose, trouver une autre, mais le gain de la recherche c'est la recherche elle-même. Le désir de l'âme est comblé par là-même qu'il demeure insatiable. «Car c'est là proprement voir Dieu que de n'être jamais rassasié de le désirer» (Vie de Moïse, II, 239).

En fin de son livre, Grégoire devient pathétique, il interpelle Moïse: «Ô Moïse – et qui de nous n'est pas un jour ce Moïse –, ô Moïse, puisque tu es tendu d'un grand désir vers ce qui est devant toi et que ta course ne connaît pas de lassitude, sache qu'il y a en moi un espacement si grand qu'en le parcourant, jamais tu ne pourras trouver un terme à ta course!» (Vie de Moïse, II, 242).

*

Nous pouvons suivre l'ascension de Moïse comme un film ou le récit de Frison-Roche, calfeutré dans un fauteuil. Ce serait oublier que Grégoire décrit l'escalade de l'échelle de Jacob, de la montagne du Sinaï et des Béatitudes à l'humble communauté de Nysse, autant qu'aux moines de Cappadoce.

L'itinéraire de Moïse prend chez Grégoire une coloration sacramentaire, il s'appuie sur les rites que nous avons vécus dans le baptême, l'ivresse pressentie dans la coupe eucharistique. C'est dire que tout baptisé, tout croyant est ici concerné. Au cœur de tout homme, de tout chercheur, il ouvre cette béance pour le mystère de Dieu. L'essentiel n'est pas d'en disserter mais de le combler. Écoutons-le une dernière fois, ce soir, en guise de conclusion.

«Supposons quelqu'un, dans la chaleur de midi, cheminer, la tête brûlée par le soleil, qui aspire toute l'humidité du corps. Rude est le sol que foulent les pieds, la route est pénible, aride. Soudain, voici une fontaine ; les eaux coulent, limpides et transparentes; en abondance, les flots s'offrent doucement pour étancher la soif. Va-t-il s'asseoir près de cette source et se mettre à philosopher sur sa nature, en scruter l'origine, le comment, le pourquoi, et le reste… ou plutôt, ne va-t-il pas balancer’ tout cela, se pencher pour approcher ses lèvres des eaux vives, et remercier Celui qui lui en a fait don? Imite donc cet assoiffé» (Or. in ordin. 3).

 

Suggestions de lecture :

Grégoire de Nysse, Homélies sur le Cantique des cantiques, Les Pères dans la foi 49-50
Grégoire de Nysse, La création de l'homme, Les Pères dans la foi 23
Grégoire de Nysse, Le Christ pascal, Les Pères dans la foi 55
Grégoire de Nysse, Ecrits spirituels, Les Pères dans la foi 40
Grégoire de Nysse, Les Béatitudes, Les Pères dans la foi 10
Grégoire de Nysse, Catéchèse de la foi, Les Pères dans la foi 6
Grégoire de Nysse, L'âme et la résurrection, Les Pères dans la foi 73
Et de nombreux autres textes de Grégoire de Nysse dans nos collections et dans la collection Sources Chrétiennes


Notre-Dame de Paris, 10 février 1980

 

[PAGE 2] Un matin de printemps 1977, je me trouvais à Hippone la Royale. Je voulais revoir les lieux avant d'écrire la Vie quotidienne en Afrique du nord au temps de saint Augustin. Je me suis assis dans l'exèdre (ou abside) de l'antique basilique en ruines, là même où l'évêque, si souvent, s'était installé dans une cathèdre surélevée, couverte de damas.

Il m'a paru entendre à nouveau la voix incomparable d'Augustin, sentir vibrer son cœur, bruissant comme la mer toute proche, «figure du monde, dit-il lui-même, aux eaux de sel, amères, tumultueuses, balayées par les tempêtes». D'Augustin lui-même, il ne reste rien, pas une pierre, pas une inscription, pas un souvenir.

À quoi bon le chercher en une église en ruines; il n'appartient ni à l'Algérie, ni à l'Afrique; sa cathédrale est désormais le monde.

*

[PAGE 3]

I – L’homme

Il tenait de son peuple, au sang mêlé, la solidité, la résistance physique de l'homme des plateaux. Elle lui permit de mener deux existences : le jour, de se consacrer à ses ouailles, la nuit, à ses écrits ; de faire la navette entre Hippone et Carthage, de voyager de l'est vers l'ouest, du nord au sud, à dos de mulet, toujours sur la brèche ; et de vivre jusqu'à soixante quatorze ans. Il meurt en 430.

La terre forge une race. Le soleil l'éveille et ne l'écrase pas, il féconde le travail comme le rêve, l'action et la contemplation. L'Afrique a fait Tertullien et Augustin, l'homme des excès qui achève sa vie en des élucubrations montanistes, et le futur évêque d'Hippone à qui les peintres mettent en mains un livre mais surtout un cœur, un cœur qui brûle.

Augustin tient de cette terre brûlée de soleil un tempérament incandescent, impulsif, passionné, sensuel, porté à l'extrême. Plus musicien que peintre, plus attentif à la voix qu'à la beauté d'un paysage, il est tendre et passionné, rompu à la dialectique et orfèvre du verbe, sensible à l'ironie et au sarcasme, plus sensible à la magie des mots, au chatoiement de tout ce qui éblouit. On pourrait lui donner comme totem l'escarboucle, qui brille jusque dans la nuit, et qu'il décrit à ses auditeurs amusés.

L'orateur est incapable de résister à un jeu de mots, fût-il médiocre. Rhéteur impénitent et routier de la parole publique, il en possède si bien les artifices que, devant son petit peuple d'Hippone sans culture, son art consiste à feindre y avoir définitivement renoncé.

Cet introverti se raconte. Ses Confessions nous découvrent ce qui a fait battre son cœur de vingt ans: «Aimer et être aimé!» Voilà l'homme que la grâce attend à un détour du chemin. Précédemment Monnica, sa mère, trop captatrice, applaudit quand son fils fixe son affectivité, en choisissant une liaison stable, l'Innommée, la mère d'Adéodat. Elle ne l'a pas perdu totalement, son fils, la liaison durera vingt ans.

[PAGE 4] Homme de chair et de passion, la tête toujours lucide et libre, Augustin mène de front ses études, ses plaisirs, puis l'enseignement, enfin l'ambition gouverner peut-être une province romaine. Quelle revanche pour un boursier humilié! Augustin ne s'est pas contenté de cueillir des roses sauvages, au gré des buissons rencontrés, entr'acte d'une brillante carrière universitaire, son esprit ne connaît pas le repos, anxieux, interrogatif. La foi de sa mère lui paraît trop simple, incapable de résoudre problèmes et débats qui grondent en lui Origine du mal, liberté de l'homme. Un temps, il pense trouver la lumière dans le manichéisme. Dualisme radical qui suppose un principe bon, spirituel et lumineux, en lutte sans cesse avec un principe mauvais, matériel, obscur. Résurgence du gnosticisme et qui connaîtra des revives, tout au long de l'histoire : bogomiles, cathares, pour ne pas parler de son visage contemporain.

Ce dualisme, comme nous allons le voir, va poursuivre l'homme toute sa vie. Il le trouve en lui, il le trouve autour de lui, l'Évangile lui aussi lui parlera de blé et de paille mêlés, de brebis et de boucs, de Babylone et de Jérusalem. Comment résoudre l'antinomie, trouver au-delà des dissonnances le point d'orgue ?

Trop noble pour s'enliser dans la médiocrité, trop faible pour vivre à la hauteur de son intuition, Augustin hésite entre le divertissement et la rupture, écartelé, il cherche Dieu. «Je te cherchais dehors, et tu étais dedans, en moi». Il finit par se rendre, en 386, quand un jour d'été, dans le jardin de Milan, une voix d'enfant lui parait chanter: «Prends et lis!» Il ouvre le livre de saint Paul qu'il avait emporté avec lui et y trouve: «Plus de ripailles, plus d'orgies, plus de coucheries ni de débauche: revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ» (Rm 13, 13). Ce fut comme une illumination. Augustin avait trouvé celui qu'il cherchait, qui le cherchait. Il avait découvert qu'il était aimé, il l'éprouvait comme une brûlure qui le guérissait; souffrance et joie qui l'atteignaient au plus secret de son être. La tendresse de Dieu l'avait visité. Il avait découvert qu'il était aimé. Mais aimait-il? Sa vie répondra.

Pâques 387, Augustin et son fils Adéodat reçoivent le baptême des mains de l'évêque Ambroise. Il entre en religion, c'est-à-dire qu'il épouse ensemble la foi et la vie religieuse. Il espère unifier sa vie, mener une existence consacrée à la prière et à l'étude avec des amis chers. Il rentre en Afrique, sa mère meurt à Ostie, sa mission était accomplie. Qui de vous, dans l'ancienne cité du port, n'a relu l'inscription du dernier adieu, en silence!

A Milan pour commencer, à Thagaste, sur un lopin de terre hérité de son père, le jeune converti groupe autour de lui une première communauté. Imprudemment il s'en vient à Hippone, deuxième ville d'Afrique pour y fonder un monastère d'hommes. Une nouvelle épreuve vient détruire le château-fort construit sur le sable et remet en question une vie harmonieusement conçue. [PAGE 5] Ce n'est plus lui qui la conduira, mais Celui qui l'a choisi. Dieu l'avait choisi non pour être aimé, mais pour aimer à son tour, aimer à la manière de Dieu, gratuitement et sans contre-partie, à fonds perdus.

Le vieil évêque Valérios, grec madré, profite de la présence d'Augustin pour réclamer un prêtre à l'assemblée chrétienne. Le peuple plébiscite Augustin et ne le lâchera plus, jusqu'à ce que mort s'en suive. Trente-six ans.

L'unité laborieusement réalisée semble décidément compromise. Comment concilier action et contemplation, étude et pastorale? Comment écrire pour les doctes et enseigner les illettrés? Parler dans une ville où il ne trouve pas un manuscrit de Cicéron, qui n'a même pas une école, moins encore une université? Évangéliser un peuple de dockers et d'artisans, de marins et de cultivateurs. Le grand nombre ne sait pas lire, ce qui fait dire à l'évêque avec humour: «Je suis votre livre!» Et ce drame était mineur par rapport à la division qui déchirait toute l'Afrique chrétienne : le donatisme. Encore une église des héros et des parfaits, qui opposait communauté à communauté, évêque à évêque. La robe sans couture était lacérée pour cent ans. À Hippone le boulanger donatiste refusait de cuire le pain des catholiques, ce qui rendait la vie impossible. Guerre de tous les jours et de toutes les circonstances où Augustin a failli perdre la vie dans une embuscade. L'évêque y échappa, parce que son guide s'était trompé de chemin. Erreur providentielle. Sa vie durant, Augustin portera cette écharde donatiste dans la chair. Même au-delà de la conférence de 411 qui, juridiquement, avait mis fin au schisme.

Et pour finir une existence sans cesse ballotée, la chute de Rome, la fin d'un empire. La ville éternelle, maîtresse du monde, violée par les hordes barbares. Leurs chevaux pouvaient s'abreuver aux vasques de marbre de la cité. «Si Rome peut périr, s'écriait le vieux Jérôme, que reste-t-il de sûr?»

Augustin meurt dans une Hippone assiégée par les Vandales. C'en est fait de l'Afrique romaine. Nous sommes en 430.

*

[PAGE 6]

II – L’œuvre

Comme celle d'Origène, l'œuvre d'Augustin est considérable: 113 ouvrages. Elle est plus diversifiée, plus éclatée que celle de l'Alexandrin. Elle couvre presque tous les domaines: philosophie, exégèse, théologie, polémique, morale, ascèse, prédication et vie monastique. Il serait tentant de suivre le maître sur tous ces sentiers, de relire son traité De la musique, De l'ordre, parfait vademecum d'un énarque, ses admirables Soliloques qui, à la vérité, sont déjà un dialogue avec Dieu que cherche son âme. Le converti de Milan crée même un genre littéraire: l'autobiographie qui fera école, les Confessions. Rassurez-vous, rien de commun avec ses imitateurs: les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, les Confessions d'un enfant du siècle ou les Confessions d'un anglais fumeur d'opium. Le titre de son livre est tiré de la Bible. Confesser signifie à la fois chanter la gloire et l'action de Dieu, les merveilles de sa grâce, mais également reconnaître la misère et la déchéance de son péché.

L'histoire de ses trente-trois premières années est d'ailleurs moins un livre qu'un poème musical, une symphonie qui fait penser à celle de Mahler, au lyrisme pathétique et passionné, où la poésie tantôt biblique, tantôt bucolique, traduit «les émotions sans cesse renouvelées d'un cœur pathétique entre tous».

Tout chrétien averti, sans avoir suivi le converti dans le dédale de ses états d'âme et de ses émois intérieurs, connaît du moins les pages essentielles, rythmées comme des stances :

« Tard, je t'ai aimée, ô Beauté, si ancienne et si nouvelle,
Tard je t'ai aimée.

Ah! voilà: tu étais au-dedans de moi,

Et moi, j'étais au dehors.

Tu m'as appelé,

Et ton cri a forcé ma surdité.

Tu as brillé,

Et ton éclat a balayé mon aveuglement.

Tu as exhalé ton parfum,

Il m'a grisé.

Tu m'as effleuré,

Et je brûle pour la paix que tu donnes.
»

[PAGE 7] Jamais amoureux de la terre n'a exprimé en mots plus incandescents d'une sensualité écorché, la brûlure de son cœur.

Devenu évêque, Augustin mène de front l'œuvre théologique et l'œuvre pastorale. Seul son Traité de la Trinité se meut hors des controverses et de l'actualité. Il y travaille seize ans, sans cesse sollicité par l'urgence de la polémique et de l'apologie. Il lui faut répondre aux manichéens et, avec eux, discuter sur la création, reprendre avec eux le récit de la Genèse. À cette controverse, il consacre au moins douze ouvrages. Il lui faut guerroyer contre les donatistes qui ont déchiré l'Église, confondre leurs sophismes, recoudre patiemment la robe déchirée. Il sait dépasser l'événement et reconnaître « tel qui se croit dehors est dedans, un autre se croit dedans et se trouve dehors ». Axiome qui n'a rien perdu de son actualité. Nous avons conservé sept ouvrages antidonatistes, huit sont perdus.

L'évêque sexagénaire pouvait aspirer à l'otium, loisir nécessaire pour achever son œuvre théologique. Le pélagianisme, qui niait les ravages du péché originel et la nécessité de la grâce, l'oblige à nouveau à entrer en lice. Quinze ouvrages encore. Cette œuvre de théologie et de controverse doit se frayer une place dans une vie déjà mangée par la prédication, la catéchèse, les démarches, la correspondance étendue comme l'empire, les procès quotidiens dont il lui faut connaître. Il n'est guère d'évêque moderne qui soit appelé à des tâches aussi diversifiées.

Augustin prêche tous les dimanches, souvent en semaine, pendant tout le carême. Les quelques mille sermons et homélies qui sont parvenus jusqu'à nous restent des chefs-d'œuvre d'éloquence populaire, de verve et de savoir théologique. Jamais de prédication au rabais. Tout l'Évangile dans toute la vie, toutes les vérités de la foi qui font le chrétien. A ces petites gens analphabètes, Augustin explique la génération du Verbe de Dieu. Nous y trouvons les homélies des dimanches et des fêtes liturgiques, les panégyriques des saints et des martyrs, principalement ceux qui sont la gloire de l'Afrique: Scillitains, Félicité et Perpétue, Cyprien de Carthage. Les connaisseurs accordent leur préférence aux meilleurs crus : Évangile et lettre de saint Jean, commentaire des 150 psaumes prêchés à Carthage surtout. Dans la primatiale d'Afrique, la langue de l'orateur est plus châtiée, les clausules sont plus étudiées. Il est la vedette du jour et se hausse au niveau de l'auditoire.

Le livre, cher entre tous, qu'il commente avec prédilection est le recueil des Psaumes. Symphonie de la prière à la fois intérieure et universelle. Cette prière est la sienne, il y revient sans cesse, il s'y retrouve et là, nous le trouvons, il y continue le livre de ses Confessions. Là il trouve le thème des deux cités. Son expérience personnelle s'élargit aux dimensions du monde.

[PAGE 8] L'ouvrage le plus lu et relu, le plus souvent copié au cours des siècles, imprimé et traduit en douze langues, fragmentairement même en japonais, n'est pas les Confessions, mais la Cité de Dieu, cantate pour un temps d'apocalypse, composée de 413 à 426, au lendemain de la chute de Rome. Étonnante théologie de l'histoire, des origines à la conflagration générale que Bossuet imitera dans son Discours sur l'histoire universelle.

Au lendemain de la chute de Rome, nombreux étaient les païens, dans toutes les classes de la société, qui accusaient le christianisme d'avoir été pour l'empire un ferment de décadence. L'évêque nous rapporte lui-même dans un sermon l'accusation entendue: «Les chrétiens nous ont apporté la poisse. Auparavant il faisait bon vivre, nous regorgions de biens.» Comment fournir une réponse à la mesure de l'événement et du désarroi des esprits? L'évêque d'Hippone se met à l'œuvre, «œuvre considérable et ardue», «œuvre gigantesque», confesse-t-il lui-même. Il lui faudra treize ans pour venir à bout de son entreprise. La composition se ressent de cette élaboration quelque peu laborieuse.

L'idée centrale est que Dieu mène le cours de l'histoire. Le livre se développe comme un drame en cinq actes : la création, la chute, la préparation de l'Incarnation, la venue du Christ et l'Église, le dénouement final. Le thème de cette symphonie grandiose est le conflit entre les deux cités qui se partagent le monde, celle des hommes, à commencer par Rome, la plus glorieuse. Celle-ci accuse l'autre, la cité de Dieu, de saper ses assises. Augustin prend du recul par rapport à l'événement, il prend de la hauteur pour embrasser du regard toute l'étendue du drame, de sa naissance à son dénouement.

«Deux amours ont construit deux cités,
L'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu,
L'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi.»

De ce thème qui hante le théologien depuis sa jeunesse, il nous faut à présent déceler toutes les harmoniques, toute la complexité d'un drame à mille visages.

*

[PAGE 9]

III – Deux amours ont construit deux cités

Jusque dans le choix de son titre, Cité de Dieu, Augustin est aux écoutes de l'Écriture. Il n'a pas inventé le mot, mais il l'a rencontré, comme une pierre précieuse, sertie dans le psaume 86. Ce chant décrit Jérusalem comme la mère de tous les peuples:

«Tous les échos sont remplis de ta gloire,
Ô Cité de Dieu
»,

traduit Claudel.

Terme et but de toutes les caravanes humaines, la Jérusalem future se présente comme l'Alleluia de Haendel, comme l'achèvement d'un immense oratorio cosmique. Vision d'espérance qui vient éclairer l'expérience quotidienne de la division, de l'écartèlement, du mélange, de l'opposition. Tout au long de l'existence deux cités s'affrontent et se combattent.

Saint Paul avait fourni à Augustin des antithèses cadencées et des alternatives universelles : les deux Adams, la mort et la vie, la chair et l'esprit. Parallélisme antithétique cher à l'esprit sémitique, qui traverse l'histoire et écartèle l'homme au plus secret de son être. Conflit que décrit la lettre aux Romains. Jean Racine en est l'écho dans les vers fameux:

«Mon Dieu! quelle guerre cruelle 
Je trouve deux hommes en moi.
»

L'apôtre Jean présente l'histoire comme le théâtre d'une lutte à mort, où les ténèbres se dressent contre la lumière pour l'étouffer. Les hommes se partagent entre ceux qui accueillent et ceux qui rejettent, ceux qui, à la lumière, préfèrent les ténèbres.

Les deux cités, le mélange des bons et des méchants, Augustin en vivait la réalité dans le quotidien, non seulement dans la division entre donatistes et catholiques, mais à l'intérieur de sa propre communauté. Il avait beau prêcher, émonder, corriger, menacer, la communauté à certains jours lui paraissait de plomb. «Vous allez dire que je répète toujours la même chose. Que dois-je donc faire, moi que vous accusez de radoter? Changez, changez, je vous supplie, si vous ne vous souciez pas de vous, du moins ayez pitié de moi.»

[PAGE 10] À partir de son expérience personnelle et pastorale, avec les images de tous les jours, la paille et le grain, l'or et le creuset, l'épreuve et la lutte, la nasse mêlée de bons et de mauvais poissons, la navigation et le voyage, l'exil et la patrie, l'évêque expose le tragique de la condition humaine, l'Église en situation, qui gémit au milieu des pécheurs. Deux amours, deux cités s'affrontent.

«Beaucoup écoutent le diable, affirme déjà le Catéchisme des simples écrit en 399, bien peu suivent le Seigneur: le bon grain comparé à la paille est peu de chose. Mais le paysan ne sait-il pas ce qu'il fera de l'énorme tas de paille? La foule des pécheurs n'est rien devant Dieu, lisait ce qu'il en fera. Le diable a beau entraîner la masse, il n'emporte pas la victoire. Il sera vaincu par le petit nombre.» Et maintenant, écoutez le leitmotiv d'Augustin qui désormais revient comme un thème musical tout au long de sa prédication comme de ses ouvrages, jusqu'à la Cité de Dieu, et notons bien la date : nous sommes en 399: «Deux cités, celle des impies, celle des saints poursuivent leur marche depuis le début du genre humain jusqu'à la fin du monde. Elles sont maintenant mélangées dans leur corps, mais la discrimination opérée dans les volontés se fera jusque dans les corps, au jour du jugement.»

L'évêque d'Hippone possède déjà un thème qui a cours en Afrique et que le donatiste Tyconius avait déjà utilisé dans son œuvre exégétique. L'histoire présente deux pyramides opposées qui s'élèvent comme deux cités schématisées habituellement sous les traits de Babylone et de Jérusalem. «Ces deux cités, fondées à une certaine époque du passé, sont le symbole de deux cités qui avaient commencé dès l'origine et qui continueront jusqu'à la fin des temps» (In Ps. 64, 1, 2).

Depuis le péché d'Adam, le monde est «cassé», voyez Caïn et Abel: «L'origine de la cité de Dieu remonte à Abel, comme la cité mauvaise à Caïn. Elle est donc bien ancienne, cette cité de Dieu. Elle traîne son existence terrestre, sans cesse soupirant vers le ciel : on l'appelle aussi Jérusalem ou Sion» (In Ps. 64, 3).

Le drame des chrétiens ne réside pas simplement dans le choix mais dans le fait de vivre comme les Juifs d'autrefois, en captivité à Babylone, et d'aspirer du fond de leur exil au retour à Jérusalem. À partir de cet épisode singulier, les Psaumes et les Prophètes avaient annoncé le retour et chanté la nostalgie de tout un peuple vers un temple à reconstruire, une patrie à retrouver.

Comme un metteur en scène de génie, Augustin trouve dans cette histoire le drame de l'humanité, le drame de chaque chrétien : « Nous devons, nous aussi, connaître d'abord notre captivité, puis notre libération, nous devons connaître Babylone avant de connaître Jérusalem » (In Ps. 64, 1). Le drame naît précisément de l'emmêlement. Le chrétien est écartelé entre la Babylone qu'il lui faut quitter, et la Jérusalem, le but de son pèlerinage.

[PAGE 11] À première vue, tout est confus, inextricablement mêlé, les événements et les hommes. Bons et méchants se côtoient, s'affrontent et se confondent. Rien ne ressemble au blé comme l'ivraie. À s'y tromper. Et les hommes s'y trompent. Condamnés à vivre ensemble, les uns et les autres se rendent même des services réciproques. Les trois jeunes gens de la fournaise n'ont-ils pas été placés au-dessus des satrapes de Nabuchodonosor? Joseph ne fut-il pas préposé aux richesses du pharaon? Les habitants de la Cité de Dieu peuvent exercer le pouvoir sur Babylone. «Tout est commun en ce monde aux bons et aux méchants: mêmes corps, même lumière, mêmes sources, mêmes fruits, même prospérité, même adversité, mais tout autre est le désir, tout autre le sort final des uns et des autres. Cette épreuve durera jusqu'à la fin du monde» (M. Pontet). Jésus l'affirmait déjà dans la parabole du bon grain et de la zizanie, sur laquelle Augustin revient sans cesse : le bon grain doit tolérer, supporter l'ivraie jusqu'à la moisson. L'évêque compare le mélange au blé battu sur l'aire, puis ventilé et serré dans le grenier, au lys qui croît au milieu des épines, au navire-église, balloté par les flots, rassuré parce que le Seigneur marche sur la crête des vagues.

Cet artiste se plaît à recourir à une comparaison tirée de la peinture: «Que de choses un peintre fait avec le noir : les cheveux, la barbe, les sourcils  ainsi Dieu tire parti du méchant lui-même en le faisant rentrer dans l'harmonie universelle» (Serm. 125, 5) : Les citoyens de la Cité de Dieu administrent, comme le Joseph de l'histoire juive, les biens de la Cité terrestre sans pour autant les cautionner. Et Augustin affirme fortement que le fidèle peut et doit servir son pays, le défendre au besoin, avec les armes. Il encourage même des chrétiens à accepter des charges publiques et il est fier de voir les fidèles peupler les services de l'État. Il critique même ceux qui désertent leur poste pour des motifs religieux. Jusque dans la Cité de Dieu, Augustin affirme: «Nul ne doit être tellement avide de repos qu'il ne songe à l'utilité du prochain

Mais collaboration, interpénétration ne signifient jamais intégration, moins encore inféodation. Cette imperméabilité des deux cités en présence rapproche curieusement Augustin du radicalisme donatiste: «Qu'ont de commun, disaient-ils, les chrétiens et les souverains, les évêques et la cour?»

Contemplant l'histoire du point de vue de Sirius, l'évêque d'Hippone voit l'humanité comme un torrent gonflé par les eaux: il se forme, s'amplifie, charriant dans ses flots le bien et le mal mêlés, jusqu'à ce qu'il se perde dans la mer. «Mystérieuse dans ses origines, puis dans sa disparition, l'humanité n'est qu'un murmure entre deux silences.»

Téméraires, impatients, les donatistes prétendaient faire la discrimination en oubliant que Dieu seul était juge et que le Christ avait mis en garde ses disciples contre l'impatience. «Pourquoi, s'écrie Augustin, prévenir le temps de la moisson? Pourquoi rompre le filet avant qu'il ne soit tiré sur la berge.»

[PAGE 12] Pétilien, le leader du donatisme, se drapant dans le rôle de grand inquisiteur, juge et condamne. Augustin, enfant de la miséricorde, ressent ce que cette attitude a d'anti-évangélique. «Je suis un homme de l'aire, paille si je suis mauvais, grain si je suis bon. Mais en tout cas le van n'est pas la langue de Pétilien.» Avant de juger, Dieu donne à chacun ses chances. Patience de Dieu sur laquelle l'évêque revient sans cesse pour l'opposer aux humaines impatiences. «Dieu punit peu en ce monde, dit-il, et réserve beaucoup de choses pour le dernier examen, afin de donner plus de grandeur au jugement futur.»

L'Église elle-même, loin de se confondre avec la cité future, comme on l'a trop imputé à la pensée d'Augustin, ressemble au filet de la parabole, qui mêle bons et méchants. Le pasteur d'Hippone a trop souffert de cette médiocrité quotidienne pour ne pas réagir. «L'homme que tu n'arrives pas à redresser n'en est pas moins à toi, il est une partie de toi-même, soit parce qu'il est un homme, ton frère, très souvent parce qu'il est un membre de ton Église dans laquelle il est avec toi. Que faire alors? En face de tous ces scandales, mes frères, il n'existe qu'un remède: ne pense pas de mal de ton frère. Efforce-toi humblement d'être ce que tu voudrais qu'il soit et tu ne penseras plus qu'il est ce que tu n'es pas» (In Ps. 30-2, 7).

Augustin se refuse donc de juger, de faire le tri parmi ceux qui sont ses frères. Le bon grain doit supporter l'encombrant voisinage, s'épurer à son contact. Le chrétien se trouve en butte à un autre chrétien qui, en lui, fait naître le doute: «Ce n'est pas un païen, un ennemi, c'est un ami rencontré sur le forum qui parle de la sorte. C'est l'épouse du foyer qui se change en Eve, c'est le mari qui, face à son épouse, se fait Satan pour elle. Veux-tu savoir quelle est ta cité, à quel chef tu obéis? Scrute ton cœur, examine ton amour. C'est l'amour qui discrimine les hommes et construit les cités. Sur l'amour nous serons jugés. Notre cœur, hélas, lui aussi est partagé. Qui a semé cette guerre en moi? La frontière entre le Christ et le mal passe à l'intérieur de nous-mêmes, entre mon âme chrétienne et mon âme païenne. Frontière invisible à tout autre que Dieu, qui scrute les cœurs et les reins» (In Ps. 93,20 et Contra Jul. V, 7, 26).

La chute de Rome, la décadence de l'empire romain ont effeuillé les dernières illusions d'Augustin sur les puissances terrestres. L'évangile n'a rien à attendre du prince. Il serait vain de miser sur une cité fragile, qu'il s'agisse des républiques ou de l'empire romain. Ce serait un blasphème de mobiliser Dieu, comme le faisaient les nostalgiques de Rome, pour secourir les structures temporelles et donc périssables. Les épreuves de Rome s'inscrivent dans la logique d'une humanité marquée définitivement par la chute. Les empires comme les hommes naissent, grandissent et meurent. « Le monde est bouleversé, comme au pressoir. Courage, chrétiens, semailles d'éternité, pèlerins en ce monde, en route pour la cité du ciel ! Les épreuves qui se multiplient sont le sort des temps chrétiens, mais ne sont pas un scandale pour les vrais chrétiens. Si tu aimes ce monde, tu blasphèmes le Christ. Si tu aimes le Christ, tu seras un étranger en ce monde. »

[PAGE 13] En contrepoint, Augustin répond à une objection qu'il entend quotidiennement: «Les temps sont mauvais, les temps sont pénibles», disent les gens ; l'évêque d'Hippone leur répond: «Les temps sont ce que nous sommes. Il n'y a pas de bons temps, il n'y a que de bonnes gens.» Plutôt que de cultiver la nostalgie du passé, Rome et les Romains devraient regarder vers l'autre cité. «Voilà ce que tu devrais désirer, âme humaine, voilà l'objet digne de tes soupirs. Réveille-toi, le jour est venu» (Cité II, 29).

Voilà le mot lâché: l'autre cité. C'est d'elle qu'il est question dans le testament d'Augustin. Elle seule le console des échecs et des déceptions, elle seule ne trompe pas. «Elle seule rassemble les citoyens de toutes les nations. Elle constitue et elle réunit une société de pèlerins de toutes langues. Elle ne s'inquiète pas de la différence de mœurs, des lois et des institutions. Elle ne se préoccupe pas de la paix terrestre (allusion à la fameuse et fragile pax romana) que possèdent les uns et non les autres» (Cité II, 29).

Les hommes, face à la Cité de Dieu, se partagent, pour Augustin, en «terriens» et en «pèlerins». «Les terriens, tout le jour, ironisent et interpellent. Ils hurlent contre les petits. Ce ne sont que blasphèmes et aboiements qui répètent sans cesse: Montrez votre Dieu. — Que voyez-vous? Croyants, vous êtes dans l'affliction, certaine votre épreuve, hypothétique votre espérance» (In Ps. 30-3, 5). Les terriens auraient-ils le dernier mot? Faut-il finalement miser sur les joies qui passent et s'établir dans la cité aux échafaudages éphémères? La foi dans le cœur du croyant a fait sourdre le mal d'un autre pays, le pays de son attente. Comme le chemineau romantique de Gustav Mahler, il chante sur la route le pays de son espérance. Comme les Juifs à Babylone, il se tourne vers Jérusalem, non celle de Palestine mais celle entrevue par le voyant de Patmos. Augustin est intérieurement accordé à la poignante nostalgie des psaumes qui chantent la Jérusalem d'en-haut. L'expérience de la foi et de la vie lui a fait prendre conscience qu'il était un déraciné. Plus il avance, et plus il ressent la distance du pays de Dieu. Joies et fêtes de la vie perdent de leur saveur et deviennent amères, elles ne peuvent plus le divertir, une autre voix l'appelle, impérieuse, lancinante.

La cité de la terre n'est qu'une figure, une ombre de l'autre cité, qui se profile sur la ligne du temps et se trouve au bout de la route. L'évêque d'Hippone se complaît à décrire l'errance de la vie quotidienne. «Tout homme erre et cherche. Que cherche-t-il? Il recherche le repos, il cherche le bonheur. Il n'est personne qui ne cherche à être heureux. Demande à un homme ce qu'il désire, il te répondra qu'il cherche le bonheur. Mais les hommes ne connaissent ni la route qui y mène ni le lieu où le trouver. Ils errent. Le Christ nous a remis sur la bonne route, celle qui mène à la patrie. Comment marcher? Aime et tu cours. Plus tu aimes fort, plus vite tu cours vers la patrie» (Serm. Mai 12, 2). Le thème de la route et du voyage s'irise à la lumière du cantique nouveau que l'évêque ne se lasse pas de commenter. «Chantez les chants d'amour de votre patrie. Chemin nouveau, voyageur nouveau, cantique nouveau.» [PAGE 14] Marcheurs et pèlerins rythment leur effort de chansons pour se donner du cœur: «Aujourd'hui, frères, chantons, non pour charmer notre repos, mais pour alléger notre fardeau. Chante comme chante le voyageur, chante et marche. Avance sans t'égarer ni piétiner. Chante et marche» (Serm. 256, 3). Dieu est au bout du chemin. L'alleluia de la route rejoint l'alleluia de la liturgie. Le mystère célébré s'engouffre dans la vie, l'anime, la transforme, la transfigure. Augustin s'est détourné du jeu de la lyre et de la cithare, il a fui le chant des sirènes qui, autrefois, le tiraient par son vêtement de chair en répétant : plus jamais, plus jamais.

L'homme des Confessions s'est converti, apaisé, pacifié, rassemblé. Dans le silence qui l'enveloppe désormais, il lui semble percevoir une autre voix, non aux oreilles mais au cœur, une musique telle que quiconque l'entend rejette désormais tout autre bruit. Un chant nouveau lui vient du monde nouveau qu'il frôle déjà, et traverse la paroi. Il lui suffira de fermer les yeux définitivement pour découvrir l'autre rive où espérance et amour ont jeté l'ancre, en la Cité de Dieu.

*

Seize siècles nous séparent de l'évêque d'Hippone, mais à l'écouter, à le lire, il est nôtre, il est d'aujourd'hui, il nous décrit demain. Il est le messager de l'essentiel, le docteur averti du cœur humain, il nous dit où et comment trouver le repos, la paix. Sa pensée nous console de constructions éphémères que Grégoire de Nazianze a appelées «le caquetage des clercs».

Et de nouveau, Augustin a porté, des siècles durant, l'Occident chrétien, avec ses éclairs et ses pesanteurs. Ses fils et ses frères, autour de lui, se sont querellés, puis séparés. Des disciples ont déformé ou durci sa pensée ; d'autres ont atténué des affirmations trop rigides sur la prédestination ou la «massa damnata». Il serait erroné d'isoler l'évêque d'Hippone de toute la pensée de l'Occident et de l'Orient surtout. Nous pouvons regretter que le jeune étudiant de Madaure n'ait pas éprouvé pour la langue grecque l'enthousiasme qui l'a fait pleurer sur les malheurs de Didon chez Virgile. Augustin aurait enrichi son génie des richesses orientales et grecques. À nous d'exploiter tout le patrimoine chrétien.

Une et universelle, l'Église, de l'Orient à l'Occident, celle des origines surtout, qui a reçu de plus près et avec plus d'abondance l'effusion primitive, n'a pas d'autre mission que de nous conduire jusqu'à la Source elle-même. A nous de suivre les guides qui nous ont tracé le chemin et marchent devant nous, jusqu'à la Cité bienheureuse.

 

Suggestions de lecture :

Saint Augustin prie les Psaumes, Les Pères dans la foi 86
Paix et guerre selon saint Augustin, Les Pères dans la foi 101
Saint Augustin et l'Anonyme médiéval, Soliloques, Les Pères dans la foi 76
Et de nombreux autres textes d'Augustin dans Les Pères dans la foi et dans la Bibliothèque augustinienne