dans Ichtus 6, Riches et pauvres
Traduction F. Quéré

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Cappadocien comme Basile, Grégoire de Nazianze était fils d’un évêque. Pendant ses études, il se lia d’amitié avec Basile, qui le nomma plus tard à l’évêché de Sasimes, suffragant de Césarée, pour consolider sa position métropolitaine.
Âme sensible, poète plus que pasteur, Grégoire était plus doué pour la contemplation que pour l'action. Il joua néanmoins un rôle déterminant à Constantinople, où il rétablit l’orthodoxie, et liquida l’arianisme.
Ce « Démosthène chrétien » fut un orateur fêté à son époque. Nous pouvons nous rendre compte de son art par ses discours : ils découvrent sa nature toujours frémissante, d’une sensibilité exceptionnelle. Cette émotion se retrouve aussi bien dans ses poèmes que dans les sermons. Il suffit pour s’en convaincre de lire l’homélie 14 qui, dans les manuscrits, porte comme titre :
Sur les soins à donner aux pauvres.
Ce discours a vraisemblablement été prononcé à Césarée, en 373, sous l'épiscopat de Basile, un de ces jours de fête qui attiraient dans l’espoir de l’aumône, la foule des mendiants estropiés,
Si la pensée de Grégoire n’a pas la vigueur ni l’audace de celle de Basile, son ardente sensibilité devant
[PAGE 104] la souffrance confère pourtant à sa prédication des accents étonnamment modernes.
Pourquoi le mal ? Pourquoi la douleur ? Pourquoi l'humiliation ? Nous sommes environnés de nuit, le monde n’est que mensonge, irréalité, fuite. Nos frères en détresse révèlent son inconsistance fondamentale. Car leur sort est bien le nôtre, sous l’apparente diversité des conditions : l'homme vit au sein de l’instable, du mystère, En face de ce néant, s’affirme la bonté du Dieu vivant et l’homme échappera à son univers trompeur s’il se fait Image de Dieu, s’il s’identifie à ce Dieu qui est vérité, amour, permanence.
Le débat richesse-pauvreté s’inscrit dans ce mouvement de l’homme vers Dieu et s’élargit aux dimensions d’une réponse au mystère essentiel : par l'aumône, l'homme conquiert sa « solidité » et sa vérité ; si sa destinée est obscure, claire est sa destination : la charité l’aidera à dépasser le niveau terrestre et le fera participer à l’éternité de Dieu.

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DE L’AMOUR DES PAUVRES
(PG 35, 858-910)


L’AMOUR DU PROCHAIN FONDE LA LOI

1. Frères et compagnons de ma misère, puisque tous nous sommes pauvres, tous nous avons faim de la grâce divine, — et les apparentes supériorités que font valoir de biens petits critères ne sauraient masquer cette vérité, — laissez-vous enseigner l’amour des pauvres, non pas d’un cœur indifférent, mais pleins au contraire de cet enthousiasme qui vous gagnera le Royaume. Priez, afin que ma parole sache vous enrichir et rassasier vos âmes et qu’elle puisse pétrir le pain spirituel dont vous êtes affamés, soit qu’à l’exemple d’un Moïse, elle fasse tomber la manne du ciel et nourrisse les hommes avec ce pain angélique, soit qu’elle parvienne avec presque rien à rassasier des milliers d’hommes dans le désert, comme le fit plus tard Jésus, notre pain véritable, le père de notre véritable vie.
Il n’est guère aisé de discerner, entre toutes, la vertu supérieure qui mérite notre préférence, c’est un peu comme si dans une prairie aux mille fleurs capiteuses, il fallait chercher la plus belle et la plus odorante, lorsque chacune attire à elle seule le promeneur par son éclat et son parfum et invite sa main à la cueillir la première. Du moins essaierai-je de les énumérer dans l’ordre.

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Catalogue des vertus.
2. Quelles belles vertus toutes trois, la foi, l’espérance et la charité ! La foi a pour témoin Abraham : il crut et en fut justifié. L’espérance, Énos, qui le premier espéra en Dieu ainsi que tous les justes persécutés à cause de cette vertu. La charité, le divin apôtre qui, pour Israël, osa proférer contre lui-même une imprécation (Rm 9,3); et Dieu lui-même qui est appelé Charité. Belle vertu aussi l’hospitalité, qu’incarnent chez les justes, Loth le sodomite qui ne ressemblait point à ses compatriotes, et chez les pécheurs la courtisane Rahab, dont le cœur était resté pur : son hospitalité lui mérita éloges et salut. Belle vertu, l’amour fraternel : Jésus en est témoin qui, non content de se faire appeler notre frère se laissa condamner au supplice pour nous sauver. Belle vertu, cet amour des hommes dont il témoigne encore en nous créant pour des œuvres bonnes et en mêlant à la boue de nos corps l’Image qui nous élèverait vers la perfection, et surtout ne s’est-il pas fait homme pour nous ? Que j’aime aussi sa grandeur d’âme, lorsqu’il refusa le secours des légions d’anges qui voulaient le défendre contre la troupe de traîtres et d’assassins, et qu’il blâma Pierre d’avoir tiré l’épée avant de guérir le soldat dont ce dernier avait tranché l’oreille.
Etienne, disciple du Christ, fit preuve plus tard du même héroïsme en priant pour les gens qui le lapidaient. Et quelle attachante vertu, la douceur : en sont témoins Moïse et David, c’est à eux surtout que l’Ecriture rend ce témoignage. Leur Maître aussi en est témoin, qui ne disputait pas, ne criait pas, n’ameutait pas les foules dans les rues, obéissait docilement à ceux qui l’emmenaient.


3. J’aime cette ardeur qui animait Phinéas lorsqu’il transperça d’un seul coup de lance la Madianite et l’Israélite afin d’effacer la malédiction qui pesait sur Israël. De son initiative il tira son surnom.
Après lui d’autres hommes en témoignent, avec ces mots : je suis rempli d’un zèle ardent pour le Seigneur, je brille pour vous d’un zèle [PAGE 107] divin, le zèle de ta maison me dévore (3 R 19,14; 2 Co 11,2; Ps 68,10). Et ces paroles qui venaient à leurs lèvres, montaient droit de leur cœur. Belle vertu, la mortification. Puisse saint Paul vous en convaincre, qui traitait durement son corps et, par l’exemple d’Israël, frappait de terreur les gens trop sûrs d’eux-mêmes et qui ne savaient plus résister à la chair. Et voyez Jésus qui jeûne, s’éprouve, et face au tentateur, triomphe. Qu’il est beau de prier et de veiller, comme le fit notre Dieu : que la nuit de la Passion vous en convainque. Belles vertus que la chasteté et la virginité : souvenez-vous des préceptes et des sages lois que saint Paul a formulés sur le mariage et le célibat. Observez que Jésus naît d’une vierge pour honorer la génération, mais lui préférer la virginité. Belle vertu que la sobriété : imitez David qui répandit en libation l’eau qu’on lui apportait de la citerne de Bethléem, sans y goûter lui-même, parce que l’idée qu’il eût pu se désaltérer au prix de vies humaines lui était intolérable.


4. Et comme sont belles la solitude et la sérénité : Elias me l’enseigne en son Carmel, Jean en son désert, Jésus sur la montagne où il aimait à se retirer pour méditer en repos. J’apprends le prix de la frugalité avec Elias qui se cachait chez une veuve, Jean qui s’habillait de poil de chameau, Pierre qui se nourrissait chaque jour d’un as de lupin. Maint exemple dit la beauté de l’humilité mais je songe au plus admirable de tous : Sauveur et Maître du monde, Jésus s’est humilié jusqu’à revêtir la forme d’un esclave et offrir son front à l’infamie des crachats ; il s’est laissé ravaler au rang des scélérats, lui qui purifiaitle monde du péché, et il a pris l’attitude de l’esclave et a lavé les pieds de ses disciples.
Belles vertus le dénuement et le mépris des richesses, comme nous le prouve l’histoire de Jésus et Zachée : ce dernier avait distribué presque toute sa fortune le jour où Jésus entra chez lui. Et Jésus lui apprit qu’en un tel don consistait toute sainteté.
D’un mot, je dirai le mérite de la contemplation et de l’action. L’une nous élève d’ici-bas jusque vers le Saint des Saints et ramène notre esprit vers ce qui est comme lui. L’autre accueille et sert le Christ pour manifester en des œuvres le pouvoir de l’amour.

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Triomphe de la miséricorde.
5. A elles seules, chacune de ces vertus suffit à nous conduire au salut et nous mener vers l’un des séjours d’éternelle félicité. Car il est autant de demeures célestes que de façons de vivre ici-bas et Dieu les attribue à chacun selon son mérite. Pratiquez n’importe quelle vertu, toutes si vous pouvez. Mais songez essentiellement à progresser dans votre itinéraire, tâchez de suivre pas à pas le bon guide dont la marche assurée vous mènera par d’étroits chemins et par d’étroites portes jusqu’aux vastes plaines des béatitudes célestes. S’il faut en croire saint Paul et Jésus, l’amour est le premier et le plus grand commandement, qui fonde la loi et les prophètes. Eh bien, je crois qu’un de ses principaux effets en est l’amour des pauvres, la tendresse et la compassion envers notre prochain. Rien ne fait honneur à Dieu comme la miséricorde, car rien ne lui est plus apparenté, lui que la miséricorde et la vérité précèdent, et qui préfère la miséricorde au jugement (Ps 88,15; Os 6,6). C’est surtout au bienfait que Dieu répond par le bienfait : sa récompense est juste, il pèse et mesure la miséricorde.


6. Il faut nous ouvrir de tout notre être à tous les pauvres et à tous les malheureux quel que soit le nom de leurs souffrances : l’exige ce commandement même qui nous enjoint de nous réjouir avec ceux qui sont dans la joie et de pleurer avec ceux qui pleurent.
Ne sommes-nous pas comme eux des hommes ? Faisons-leur donc crédit de notre charité s’ils en ont besoin : les veuves, les orphelins, les exilés, les victimes de maîtres cruels, de magistrats impudents, de percepteurs intraitables, de brigands sauvages, de voleurs acharnés, les gens ruinés par une confiscation ou par un naufrage, tous ont droit à notre pitié ; ils lèvent vers nous d’implorants regards ainsi que nous-mêmes supplions Dieu lorsqu’il nous manque quelque chose.
Mais les hommes qui tombent inopinément dans le malheur me paraissent mériter encore plus de compassion que les gens qui ont [PAGE 109] l’habitude de souffrir. Je songe en particulier aux victimes d’un mal maudit, dont la chair pourrit jusqu’aux os et aux moelles selon la menace du prophète (Is 10,18). Peu à peu les abandonne ce corps qui n’était que douleur, honte, mensonge.
Mais quel mystère m’unit à un corps ? Je l’ignore. Et comment suis-je à l’image de Dieu, étant pétri de boue ? Mon corps est-il vaillant ? Il me harcèle. Est-il malade ? Il me renfrogne. Je l’aime comme un ami de captivité. Je l’abhorre comme mon ennemi. Je le fuis comme une prison. Je le respecte comme un cohéritier. Si je cherche à l’affaiblir, qui m’aidera à entreprendre de vastes projets ? Car enfin je connais ma destination : je dois m’élever vers Dieu par des œuvres.


7. Si je me fais doux avec ce compagnon, le moyen alors d’esquiver ses coups et de me tenir ferme auprès de Dieu quand de lourdes chaînes me font trébucher et m’empêchent de me relever ? Charmant ennemi et ami perfide ! Ah ! quelle entente et quelle division ! Je chéris l’objet de ma crainte et je redoute celui de ma tendresse. A la veille de la guerre nous nous réconcilions. Vienne la paix, nous revoilà en lutte.
Quelle sagesse me gouverne ? Quel profond mystère ? Nous sommes une partie de Dieu, nous découlons de sa divinité : tant de dignité risquerait de nous exalter et de nous enorgueillir et nous en viendrions à mépriser le Créateur : aussi désire-t-il que nous le regardions toujours au sein de notre duel et de notre guerre avec le corps ; la faiblesse qui est liée à nous corrige notre fierté. Ainsi nous nous savons à la fois grands et humbles, terrestres et célestes, périssables et immortels, héritiers de lumière et de feu, ou condamnés aux ténèbres selon la voie où nous nous serons portés.
Ce mélange, c’est nous : si nous tirons trop de vanité d’être Image de Dieu, la boue dont nous sommes pétris nous ramène à plus de modestie. Méditez ce problème si le cœur vous en dit. Nous aurons pour notre part, l’occasion d’en reparler ailleurs.


8. Je reviens à présent à mon premier propos : puisque ma chair est un tel sujet de pitié, ainsi que ma faiblesse révélée dans les [PAGE 110] maux d’autrui, il faut, mes frères, prendre soin de ce compagnon de peine qu’est notre corps. J’ai eu beau l’accuser d’être mon ennemi pour les désordres qu’il jette en mon âme, je le chéris néanmoins comme un frère par respect pour celui qui nous a réunis. Veillons sur la santé de notre prochain, aussi attentivement que sur nous, qu’il soit robuste ou ruiné par la commune maladie. Nous ne sommes tous qu’un dans le Seigneur, riches, pauvres, esclaves, hommes libres, sains, malades. Pour tous, il n’est qu’une seule tête principe de tout : le Christ. Et comme font les membres d’un même corps, que chacun s’occupe de chacun, et tous de tous. N’allons donc ni négliger, ni abandonner ceux qui sont tombés les premiers dans une déchéance qui nous guette tous. Au lieu de nous réjouir de notre bonne santé, affligeons-nous plutôt des infirmités de nos frères et songeons que la sécurité de notre âme et de notre corps dépend uniquement de l’humanité que nous témoignerons à ces frères, mais précisons notre pensée.

I. TABLEAU DES PAUVRES ET DES RICHES

9. Scandaleuse solitude du pauvre.
Certains ne souffrent que de pauvreté ; le temps, le travail, l’amitié, la famille, les revirements de fortune peuvent y remédier, mais chez les lépreux, ce malheur devient tout à fait tragique puisque leurs mutilations leur interdisent tout travail et les empêchent de subvenir à leurs besoins. Voilà pourquoi la peur de la maladie l’emporte toujours pour eux sur l’espérance de la guérison ; c’est pourquoi ils reçoivent peu de secours de cette espérance, qui est le seul remède des malheureux. A leur pauvreté, s’ajoute la plus atroce et la plus effroyable des maladies, celle que l’on évoque dans les malédictions. Autre sujet de larmes : la foule n’ose ni les approcher ni les regarder, mais les fuit comme des objets de dégoût et d’horreur. Cette aversion que leur attire le malheur leur inflige un tourment encore plus cruel que la maladie physique. Je ne puis songer sans pleurer à leur détresse et je sens mon cœur se briser. Puissiez-vous partager mon émotion afin que vos larmes aujour- [PAGE 111] d’hui vous évitent d’autres larmes plus tard. Mais vous êtes bouleversés, j’en suis sûr, vous tous ici qui êtes amis du Christ et amis des pauvres, et qui tenez de Dieu une divine miséricorde. Et d’ailleurs n’êtes-vous en personne, les témoins de leur détresse ?


10. Sous nos yeux s’étale un spectacle pitoyable et effrayant il faut le voir pour y croire ; des hommes tout ensemble morts et vivants, cruellement mutilés, trop défigurés pour qu’on puisse les identifier et savoir à quelle famille ils appartiennent. Des hommes ? Il s’agit plutôt de leurs misérables débris : ils nomment leur père, mère, frère, patrie pour tâcher de se faire reconnaître : « je suis le fils d’un tel et d’une telle, c’est ainsi que l’on me nomme, autrefois tu étais un ami. » Renseignements nécessaires : à les voir, on n’en eût rien deviné. Des êtres mutilés, sans argent, sans famille, sans amis et presque sans corps. Des hommes, seuls entre tous, qui ont à la fois pitié et haine pour eux-mêmes et ne savent s’ils doivent se lamenter d’avoir perdu leurs membres plutôt que d’en garder encore, et pleurer que la maladie ne leur ait tout enlevé. Il eût été moins tragique pour eux de perdre tous leurs membres au lieu d’en conserver des moignons. Une part de leur chair est morte avant que le corps périsse, et l’autre, personne ne consentira à l’enterrer. Les cœurs les plus sensibles et les plus généreux ne sont point touchés par la détresse du lépreux. Oublions-nous qu’ici-bas nous ne sommes qu’une chair enveloppée de misère et au lieu de songer à notre prochain, prétendons-nous assurer notre sécurité en fuyant leur abord ? L’on ne craint pas en général d’approcher un cadavre en voie de décomposition, on affronte sans dégoût l’odeur fétide qu’exhalent des animaux, on supporte d’être enlisé dans la boue. Mais nous prenons la fuite à la vue de ces malades. Ah ! quelle barbarie ! Et respirer le même air nous dégoûte presque !


11. Quoi de plus tendre qu’un père ? Quoi de plus sensible qu’une mère ? Mais pour eux, la nature elle aussi déroge à ses lois. Un homme a mis au monde un fils, l’a élevé,. Il a regardé comme la plus douce joie de sa vie, que de fois pour lui il a prié ! Et voici qu’il se prend à le haïr et le chasse, sans plaisir, mais sans répugnance. Une mère se souvient de ses douleurs, son cœur se déchire, elle pousse des cris lamentables et pleure son fils vivant comme s’il [PAGE 112] était expiré : « Enfant infortuné, s’écrie-t-elle, avec quelle cruauté la maladie t’arrache à moi ! Malheureux enfant, enfant que je ne connais déjà plus, enfant que je n’ai mis au monde que pour voir disparaître dans des montagnes, et des gorges désertes parmi des bêtes sauvages, tu demeureras dans une caverne et seuls des saints ermites voudront te regarder. » Et comme Job elle se lamente : Pourquoi n’es-tu mort avant que de naître ? Pourquoi du moins n’as-tu expiré avant d’avoir connu le malheur ? Pourquoi deux genoux t’ont-ils accueilli ? Et pourquoi deux mamelles à sucer s’il te fallait mener une existence plus insupportable que la mort (Jb 3,11) ? Ces paroles s’accompagnent de torrents de larmes. La malheureuse souhaite embrasser son fils, mais déjà sa chair lui répugne et elle repousse l’enfant.
Ce n’est point contre les scélérats que le peuple s’acharne et s’excite, c’est contre les malheureux. On voit des gens donner retraite à des meurtriers, accueillir des adultères sous leur toit et à leur table, s’attacher à des sacrilèges, courtiser des gens qui leur ont porté préjudice. Mais on pourchasse des malades dont tout le crime est de souffrir. La condition des méchants est meilleure que celle des malades, puisque l’on se glorifie de sa dureté et que l’on fuit la compassion comme un vice.


12. Ils sont bannis des cités, chassés des foyers, des places publiques, des assemblées, des chemins, des fêtes, des banquets, et ah ! quelle misère ! on leur défend même l’usage de l’eau : ils n’ont pas le droit de puiser l’eau des fontaines ou des fleuves : ils risqueraient de les empoisonner. Mais voici le comble de l’absurde : nous les chassons comme des criminels, mais nous les obligeons à revenir comme des innocents. En effet, comme nous ne nous soucions ni de les loger, ni de les nourrir, ni de soigner leurs ulcères, ni autant que nous pouvons, de couvrir leur mal d’un vêtement, ils errent nuit et jour, sans ressources, sans habit, sans maison. Laissant à nu leurs plaies, répétant leur histoire et implorant le Créateur ; ils marchent en s’aidant des membres d’autrui pour suppléer à ceux qui leur manquent, ils inventent des chants capables [PAGE 113] d’inspirer la charité, ils quémandent une bouchée de pain, une maigre pitance ou de vieux chiffons pour couvrir leur honte et soulager leurs ulcères. Et l’on passe pour charitable, non si on leur porte secours, mais si on ne les chasse pas avec des injures.
La honte ne suffit même pas toujours à les empêcher de se produire dans les assemblées : au contraire, ils y courent, pressés par le besoin ; oui, ils se mêlent à ces fêtes que nous avons instituées pour les progrès de nos âmes ; nous célébrons un saint mystère, nous fêtons l’un de nos martyrs pour tâcher d’imiter la piété des saints dont nous honorons les épreuves. Là, devant nous, ces malheureux rougissent d’être eux aussi des hommes, ils préféreraient rester cachés dans les montagnes, les rochers, les forêts, les ténèbres de la nuit ; pourtant ils s’exposent en pleine foule, spectacle pitoyable et digne de nos larmes. Peut-être veulent-ils nous faire souvenir de notre fragilité et nous décourager de cet amour des choses sensibles que nous croyons éternelles. Ou bien ils viennent parce qu’ils ont besoin d’entendre notre voix, d’apercevoir notre visage, ou pour recevoir quelque petit secours de ceux qui nagent dans l’opulence ; mais tous viennent chercher un peu de cette douceur que l’on éprouve à laisser voir sa souffrance.


13. Qui n’est bouleversé par leurs mélopées lugubres qu’entrecoupent leurs soupirs ? Qui peut entendre ce chant ? Qui supporte ce spectacle ? Ils gisent à terre, confondus par l’affreuse maladie, et ils mêlent leurs diverses infirmités pour les rendre encore plus désolantes. Pour chacun, le malheur du voisin redouble l’aigreur de ses propres tourments ; compassion plus triste encore que le mal dont chacun souffre.
Autour d’eux s’amasse une foule de gens qui les plaignent pour quelques instants. Ils se roulent à leurs pieds dans la poussière et la canicule, ou transpercés par le froid, la pluie, la bise, et nous les piétinerions sans vergogne si le moindre contact ne nous dégoûtait tant.
A nos cantiques répond leur plaintive prière et à nos voix mystiques font écho leurs déchirants appels.
Que me sert de vous détailler leur détresse en ce jour de fête ? Peut-être vous tirerais-je des larmes si je vous la disais en vers [PAGE 114] de tragédie ? Alors, la douleur aurait raison de vos réjouissances. Mais puisque je ne puis encore vous persuader, sachez au moins que le chagrin est quelquefois préférable au plaisir, la tristesse à un air de fête, les larmes à un rire grossier.


14. Mais l’on est encore plus touché quand on pense que ces hommes sont nos frères en Dieu et qu’ils sont, ne nous en déplaise, de même nature que nous, étant tirés de la même boue originelle, qu’ils sont composés comme nous de nerfs et d’os, revêtus comme nous de peau et de chair, ainsi que le disait le divin Job en méditant sur ses malheurs et en exécrant tout notre corps visible. Mais surtout, ils sont comme nous image de Dieu et peut-être altèrent-ils moins que nous, cette image, malgré leur déchéance. Leur homme intérieur s’est revêtu du même Christ et ils ont reçu les mêmes arrhes de l’Esprit. Ils ont les mêmes lois, les mêmes commandements, les mêmes testaments, les mêmes assemblées, les mêmes mystères, la même espérance. Jésus-Christ qui efface le péché du monde est mort pour eux comme pour nous. Ils sont eux aussi héritiers de la vie céleste bien qu’il leur ait manqué beaucoup en cette vie terrestre. Ils sont les compagnons de ses souffrances, ils le seront de sa gloire.


15. Eh quoi ? Nous avons reçu du Christ ces noms étranges et magnifiques : peuple élu, sacerdoce royal, sainte nation, race choisie et prédestinée, zélateurs du bien et du salut, disciples de ce Christ doux et miséricordieux qui s’est chargé de nos iniquités, qui s’est humilié pour nous jusqu’à se faire chair et à vivre la misère de cette chair et de cette tente terrestre, qui s’est laissé maltraiter et outrager, afin de nous enrichir de sa divinité. Et après un si grand exemple de compassion et de grâce, qu’allons-nous penser de ces gens et qu’allons-nous faire ? Les mépriser ? Passer sans un regard ? Les abandonner comme des cadavres, comme des objets d’horreur, comme les plus méchants des serpents et des fauves ? Non, mes frères, nous ne le ferons point, nous agneaux du Christ, du bon berger qui a ramené la brebis égarée, qui a retrouvé celle qui était perdue et fortifié celle qui était infirme. La nature humaine en est elle aussi incapable, qui nous fait une loi d’avoir pitié les [PAGE 115] uns des autres et nous enseignant l’universalité du malheur, nous donne du coup une leçon d’humanité et de charité.

Les délices des riches.
16. Les laisserons-nous donc souffrir à tous les vents, tandis que nous habiterons de luxueuses demeures, constellées de toutes espèces de pierreries, enrichies d’or et d’argent, ornées de mosaïques vives et fascinantes peintures ? Et non contents de semblables maisons, nous en ferons bâtir de nouvelles ? Qui y logera ? Pas forcément nos héritiers : des étrangers, des inconnus s’en empareront peut-être, qui n’auront pas pour nous la moindre amitié, au contraire, dévorés de jalousie, ils nous haïront ! Quelle triste fin !
Eux grelotteront dans leurs misérables haillons, s’ils ont la chance d’en posséder. Et nous nous pavanerons en nos amples et moelleux atours, en nos fluides étoffes de lin ou de soie, qui nous rendront scandaleux et non point élégants (car je trouve scandaleux le superflu et l’inutile). Le reste de nos habits, gardés en des coffres, nous inspirera d’inutiles soucis puisque nous ne pourrons empêcher que les vers ne les rongent et que le temps ne les réduise à la longue, en poussière. Et eux ne mangeront pas à leur faim (oh ! quel luxe pour moi, quelle détresse pour eux, la vie !). Etendus à nos portes, épuisés, faméliques, ils ont à peine la force de nous supplier, sans voix pour gémir, sans mains pour quémander l’aumône, sans jambes pour aller mendier auprès des riches, sans souffle pour entonner leurs tristes mélopées, et le plus atroce de leurs maux — la cécité — ils l’estiment doux et félicitent leurs yeux de leur cacher le spectacle de leur déchéance.


17. Tel est leur sort, et nous, nous serons couchés sur des lits élevés et pompeux, dont personne n’approche, couverts de riches tentures, et nous serons irrités si l’un de leurs appels monte jusqu’à nos oreilles. Il faut encore que nos chambres embaument de fleurs même en dehors de la saison, et que les plus délicats et les plus riches parfums coulent sur nos tables pour finir de nous énerver. De jeunes garçons doivent demeurer à nos côtés, les uns [PAGE 116] sagement alignés, les cheveux épars, l’allure efféminée, le visage minutieusement épilé, pour flatter davantage nos yeux impudiques par cette patiente toilette. D’autres tiendront des coupes du bout des doigts, en un geste à la fois élégant et assuré. D’autres, avec des éventails feront couler de douces brises sur nos tempes et rafraîchiront nos chairs en les éventant de leurs mains ; ils devront aussi charger la table de viandes qu’auront libéralement octroyées les trois éléments, l’air, la terre, l’eau ; l’adresse des cuisiniers et des marmitons s’épuisera à inventer des mets nouveaux, qui flatteront à l’envi la goinfrerie d’un ventre toujours insatisfait : lourd fardeau, principe de nos vices, bête insatiable et perfide, destinée à disparaître presque aussi vite que les nourritures qu’elle engouffre !
Et eux s’estiment heureux s’ils peuvent se désaltérer avec de l’eau ; nous, il nous faut avaler le vin à pleines coupes jusqu’à l’ivresse, parfois au-delà, chez les plus intempérants d’entre nous.
Dans le choix de nos vins, nous ne retenons que les plus parfumés. Nous discutons sur leur qualité, et nous ne serions pas contents si nous ne faisions venir les plus fameux vins étrangers, comme pour insulter aux crus du terroir. Sensuels, dépensiers au-delà de toute raison, voilà ce que nous voulons être ou paraître, comme si nous redoutions de ne point passer pour les vils esclaves de notre ventre et de nos appétits.


18. Eh quoi mes chers frères ? Une lèpre ronge aussi nos âmes, plus funeste encore que celle qui dévore leur chair ? L’une, en effet, échappe à la volonté, l’autre en dérive. L’une cesse avec la vie, l’autre accompagne tout notre voyage. L’une inspire la compassion, l’autre est au moins odieuse aux esprits raisonnables. Pourquoi ne pas secourir la nature tant qu’il n’est pas trop tard ? Pourquoi ne pas couvrir, tant que nous sommes chair, la misère de la chair ? Pourquoi nous abandonner aux plaisirs, tandis que pleurent nos frères ? Ah ! Ne jamais m’enrichir tant que subsistent de telles infortunes, ne jamais être en bonne santé, si je ne dois venir bander leurs ulcères, ni manger à ma faim, ni être chaudement vêtu, ni dormir sous un toit, si je ne dois autant que je puis, les nourrir, les vêtir, les héberger. Oui, il nous faut renoncer à tout pour suivre en vérité le Christ, charger sa croix sur nos épaules et nous [PAGE 117] envoler légèrement vers le monde d’en haut, libres et affranchis de tout lien ; alors nous gagnerons Jésus-Christ au lieu du monde, grandis d’humilité et riches de pauvreté. Ou du moins, il nous faut partager notre fortune avec le Christ : la générosité justifie les riches et sert à les sanctifier. Si je ne sème que pour mon propre intérêt, que d’autres alors récoltent les fruits de mes semences ! Ou pour me servir des mots de Job : qu’au lieu de froment germe l’ortie, et au lieu d’orge l'épine (Jb 31,40) que l’ouragan et la tempête emportent et dispersent mon labeur et que s’anéantissent tous mes efforts ! Et si je construis des greniers pour mettre en réserve Mammon, pour entasser des trésors, que mon âme soit appelée dès cette nuit pour rendre raison des biens que j’ai amassés, à ma honte.

II. RECONNAÎTRE DIEU DANS LA CHARITÉ

Discernons les biens éternels des richesses caduques.
19. Acquerrons-nous sur le tard de la sagesse ? Ne résignerons-nous pas notre insensibilité, je n’ose dire notre avarice ? N’allons-nous point méditer sur les actions humaines ? Les malheurs d’autrui ne nous apprendront-ils pas à nous tenir sur nos gardes ? Rien n’est sûr dans les choses humaines, rien n’est permanent, ni de quelque durée, ni ferme. Nos destinées sont mobiles autant qu’une roue et souvent une journée, voire une heure, suffit à modifier dans un sens ou dans l’autre, le cours de nos fortunes.
Mieux vaut nous fier aux caprices du vent, aux sillages des navires en haute mer, à l’illusion d’un songe, à sa brève douceur, aux châteaux que les enfants édifient dans le sable, plutôt qu’au bonheur humain. C’est être sage que de se défier des choses présentes pour ne songer qu’à gagner l’éternité, et de préférer à la fragilité et à l’inconstance d’une prospérité mondaine, cette charité qui ne trahit personne, et assure au moins l’un de ces trois avantages : ou bien elle vous préserve de l’infortune, car Dieu récompense [PAGE 118] souvent les personnes charitables par des prospérités temporelles, afin de les encourager à aider les pauvres, ou bien elle donne l’intime assurance que si l’épreuve est venue, ce n’est point comme punition de leurs péchés, mais en vertu d’un certain plan de Dieu. Ou enfin elle vous permet d’exiger des riches les secours que vous-mêmes en vos beaux jours prodiguiez aux indigents.


20. Que le sage ne se glorifie point de sa sagesse, ni le riche de sa fortune, ni le fort de sa puissance, même s’ils culminent au faîte de la sagesse, de la fortune, de la puissance (Jr 9,23). Et moi, j’ajouterai : point d’orgueil non plus chez ceux qui se sont couverts de gloire, qui jouissent d’une santé robuste, qui se distinguent par leur beauté, leur jeunesse, ou l’un enfin de ces privilèges enviés du monde. Mais si vous tenez à vous glorifier, glorifiez-vous de connaître Dieu et de le chercher, ayez de la compassion pour les malheureux, mettez en réserve un capital de charité pour votre vie éternelle. Car nos biens, ici, sont fugaces et passagers et comme au jeu de dés, ils passent de mains en mains et il n’est rien que nous possédions réellement : le temps finit par nous le prendre si la jalousie nous avait épargnés. Mais les autres sont immuables et éternels : rien ne peut vous les arracher, ni les détruire, ni décevoir l’espérance que vous portez en eux. Dans cette perfidie et cette inconstance des biens temporels, je crois entrevoir l’intention du Verbe artiste. Dieu, en sa sagesse qui dépasse toute intelligence, nous demande de ne point prendre au sérieux des biens si aléatoires qui se laissent amener et remporter et s’évanouissent à l’instant précis où nous pensions les tenir. Connaissant ainsi leur caractère fallacieux et instable, il ne nous faut plus nous soucier que de vie éternelle. A quels excès nous porterions-nous donc si la prospérité ici-bas était définitive, lorsque, malgré toute sa précarité, nous nous y cramponnons avec une telle frénésie et nous laissons abuser par ces joies trompeuses au point de ne plus pouvoir rien imaginer de plus fort ni de plus grand que les biens temporels ? Et nous pensons et nous laissons dire que nous sommes créés à l’image d’un Dieu céleste qui cherche à nous grandir jusqu’à lui !

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21. Où est le sage qui comprendra ces paroles (Os 14,10) ? Qui fuira ces biens furtifs ? Qui s’attachera aux richesses éternelles ? Qui regardera les biens présents comme des biens caducs, et ceux en qui nous avons mis notre espérance comme des biens permanents ? Qui discernera la réalité de l’apparence, pour s’attacher à l’une en dédaignant l’autre ? Qui saura distinguer la feinte de la vérité, la tente terrestre de la céleste cité, la terre d’exil de la patrie éternelle, les ténèbres de la lumière, la boue de la Terre Sainte, la chair de l’esprit, Dieu d’avec le Prince de ce monde, l’ombre de la mort d’avec la vie éternelle ? Qui voudra troquer le présent contre l’éternel, le périssable contre l’immortel, le visible contre l’invisible ? Heureux celui qui voit clair et qui grave en son cœur les Montées, comme dit le divin David, et fuit cette vallée de larmes, avec toute la vitesse possible, et n’aspire qu’à gagner le ciel. Heureux qui, crucifié au monde avec le Christ, ressuscite avec le Christ et avec le Christ monte au ciel, héritier d’une vie désormais indestructible et véritable. Sur son chemin, il n’aura point à se méfier des serpents qui chercheraient à lui piquer les talons. Quant à nous, le même David nous crie avec sa voix puissante de héraut, des avis sublimes et universels où il dénonce notre insensibilité, notre amour du mensonge, et nous supplie de ne plus chérir le néant des apparences ni de mesurer notre félicité à l’abondance qui règne en nos greniers et en nos caves. C’est à peu près le même conseil que nous adresse le bienheureux Michée lorsqu’il nous met en garde contre la séduction des biens temporels : « Approchez, dit-il, des montagnes éternelles. Levez-vous, marchez, ce n’est pas ici le lieu de votre repos (Mi 2,9). » Ce sont presque les paroles dont notre Maître et Sauveur se sert pour nous exhorter à le suivre : Levez-vous et partons d’ici (Jn 14,13). Par ces mots, il n’invitait pas seulement les disciples qui l’accompagnaient alors, à changer de place, comme on pourrait le croire, mais il cherchait à éloigner tous les chrétiens de la terre et des choses de la terre pour les élever vers le ciel et les choses du ciel.

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L’exemple de la munificence de Dieu.
22. Suivons donc le Verbe, n’attendons de repos que là-haut, méprisons les biens du monde, n’en tirons que l’avantage qu’ils peuvent nous procurer : gagnons notre salut par l’aumône, partageons avec les pauvres, afin d’être riches dans le ciel. Donne une part à l’âme, et non au seul corps, une part à Dieu et non au seul monde. Ote quelque chose au ventre pour le réserver à l’Esprit ; ne laisse pas le feu tout consumer, tiens-en une partie à l’abri des flammes terrestres, enlève au tyran pour offrir au Maître. Donne une part à sept (pour cette vie) et même à huit (pour celle qui nous recevra ensuite) [NOTE : « Sept » désigne la vie terrestre symbolisée par les sept jours de la création; l'éternité qui lui succède constitue le huitième jour. Cf. Qo 11,2]. Donne un peu à celui qui t’a beaucoup donné, offre même tout à celui qui t’a tout prodigué. Tu ne surpasseras jamais la munificence de Dieu, quand tu sacrifierais toute ta fortune et ta propre personne en surcroît puisque c’est recevoir que se donner à Dieu. Quoi que tu offres, il t’en restera toujours davantage et tu ne donneras rien de toi puisque tout vient de Dieu. De même que personne ne peut se détacher de son ombre parce qu’elle se retire sous nos pas et nous précède toujours ; pas plus qu’on ne peut se redresser plus haut que son crâne, puisque ce dernier est toujours au sommet du corps. De même il nous est impossible de surpasser Dieu avec nos sacrifices. Car nous ne donnons rien qui ne lui appartienne et notre libéralité ne peut se mesurer à sa munificence.


23. Sache d’où vient que tu existes, que tu respires, que tu penses, et surtout que tu connaisses Dieu, que tu espères le Royaume, l’état des anges, la contemplation d’une gloire qui se cache aujourd’hui en un jeu de miroirs et d’énigmes, mais qui demain, se révélera dans sa pureté et son éclat. D’où vient que tu sois enfant de Dieu, cohéritier du Christ, et j’ose le dire, que tu sois toi aussi un dieu ? D’où te viennent ces grâces et de qui ? Et pour ne parler que des petits privilèges (la part visible), qui t’a donné à contempler la beauté du ciel, la course du soleil, la lune ronde, les [PAGE 121] milliers d’étoiles, l’harmonie et le rythme qui émanent du monde comme d’une lyre, les retours des saisons, l’alternance des mois, le rythme des années, le partage égal du jour et de la nuit, les fruits de la terre, l’immensité de l’air, l’immobile fuite des vagues, les fleuves profonds, les souffles du vent ?
Qui t’a donné la pluie, l’agriculture, les aliments, les arts, des maisons, des lois, une république, des mœurs cultivés, de l’amitié pour ton semblable ? Qui t’a permis d’apprivoiser des animaux et de les mettre sous le joug tandis que d’autres servent à te nourrir ? Qui t’a rendu roi et maître de toute vie sur terre ? Qui enfin, pour ne point entrer dans le détail, t’a donné tout ce qui te rend, homme, supérieur aux autres animaux ? N’est-ce pas celui qui, maintenant, en échange de tout, te demande d’aimer les autres ? Quelle honte pour nous, si après tous les bienfaits et toutes les promesses dont il nous comble, nous ne lui apportons pas ce seul présent : l’amour des autres ! Il nous a distingués d’entre les bêtes, et seuls sur cette terre nous a doués de raison ; et nous serions comme des fauves envers nos semblables et nous nous laisserions corrompre par les plaisirs ? Ou sommes-nous fous ? Ou bien — comment dire ? — l’acquisition peut-être malhonnête d’orge et d’avoine nous convaincra-t-elle aussi de notre supériorité sur le pauvre ? Vivrions-nous avec nos semblables comme ces géants dont parle la légende, vivaient jadis avec les autres hommes, ou comme Nemrod, ou comme la tribu d’Enac qui opprimait Israël, ou les scélérats qui décidèrent Dieu à purifier le monde par un déluge ? Le Seigneur ne rougit pas de se laisser appeler notre Père ; nous, oserons-nous repousser nos semblables ?


24. Mes frères, ne soyons pas les mauvais économes des biens que l’on nous a confiés, si nous ne voulons pas entendre gronder la voix de Pierre : Rougissez, vous qui retenez le bien d’autrui. Imitez l'égalité de Dieu et il n’y aura plus de pauvres [d'après les Constitutions apostoliques]. Ne nous tuons pas à amasser de l’argent quand nos frères meurent de faim, pour ne point nous exposer aux sévères remontrances d’Amos : [PAGE 122] Prenez garde, vous qui dites : Quand le mois sera-t-il passé afin que nous vendions, et le sabbat écoulé, pour que nous ouvrions nos dépôts (Am 8,5) ? Et il menace encore de la colère de Dieu les marchands qui truquent leurs balances. Le prophète Michée s’élève contre l’opulence et l’insatiable appétit de jouissance qu’elle engendre : vautrés sur des lits d’ivoire, ces fiches se frottaient d’huiles exquises, s’engraissaient avec de tendres veaux pris à l’étable et des chevreaux du petit bétail, ils se trémoussaient au son des instruments et pis encore, croyaient au sérieux et à la durée de ce néant (Am 6,4). Peut-être le prophète jugeait-il ces orgies en soi moins odieuses que l’insouciance de ces riches face au malheur de Joseph ; en tout cas c’est le reproche qu’il ajoute au précédent. Ne nous exposons point à de pareilles menaces et ne nous oublions pas dans nos plaisirs au point de mépriser la bonté de Dieu que ces désordres irritent, quoique sa colère ne foudroie pas immédiatement les coupables.


25. Imitons cette loi sublime et première d’un Dieu qui laisse tomber sa pluie sur les justes et sur les méchants et fait lever son soleil sur tous les hommes sans distinction. Aux créatures qui vivent sur terre, il octroie d’immenses espaces, des sources, des fleuves, des forêts. Pour les espèces ailées, il crée l’air, et l’eau pour la faune aquatique. Il fournit en abondance pour chacun sa première subsistance. Et ses dons ne tombent pas aux mains des forts, ni ne sont mesurés par une loi, ni partagés entre des états. Tout est commun, tout est en abondance. Il ne donne rien qui ne soit grand. Ainsi honore-t-il l’égalité naturelle, par l’égal partage de ses grâces ; ainsi révèle-t-il l’éclat de sa munificence.
Quand les hommes, eux, ont amassé dans leurs coffres de l’or, de l’argent, des vêtements somptueux, autant qu’inutiles, des diamants et autres choses du genre, qui sont les signes de la guerre, de la discorde, de la tyrannie, alors une folle arrogance durcit leurs traits : pour des frères en détresse point de pitié. Leur superflu n’ira pas leur fournir de quoi vivre. Grossier aveuglement ! Ils ne font pas seulement réflexion que pauvreté et richesse, condition libre comme [PAGE 123] nous disons, et condition servile et autres catégories semblables arrivèrent tard chez les hommes et qu’elles déferlèrent comme des épidémies, amenées par le péché dont elles étaient les inventions. Mais au commencement il n’en fut pas ainsi (Mt 19,8) : Dieu, au commencement, créa l’homme et le laissa libre et maître de ses volontés, et à la réserve d’une défense qu’il lui fit, l’abandonna aux délices du paradis. Dieu souhaitait que toute la postérité participât au bonheur du premier homme ! La liberté et la richesse étaient attachées à l’observance d’un seul commandement. On s’exposait, en le violant, à la véritable pauvreté et à la servitude.


26. Depuis que l’envie et les disputes se sont introduites dans le monde, avec la tyrannie rusée du serpent, qui nous prend à l’appât du plaisir et dresse le fort contre le faible, depuis ce temps-là, l’humanité qui ne formait qu’une famille a éclaté en une multiplicité de peuples qui ont pris des noms différents tandis que l’avarice a ruiné la générosité naturelle, et pour se soutenir s’est appuyée sur l’autorité des lois.
Considérez-moi cette égalité primitive, oubliez les divisions ultérieures. Arrêtez-vous non point à la loi des forts, mais à celle du Créateur. Secourez de votre mieux la nature, honorez la liberté originelle, respectez vos personnes, protégez votre race contre le déshonneur, secourez-la dans ses maladies, consolez-la dans sa pauvreté. Vous qui êtes sains et riches, ayez pitié des malades et des pauvres. Vous qui vivez sans souci, ayez pitié de ceux que le malheur accable. Vous qui menez une vie heureuse, consolez les affligés. La chance vous sourit ? Assistez ceux qui connaissent l’adversité.
Montrez à Dieu votre reconnaissance pour être de ceux qui peuvent donner et non à qui il faut donner, pour n’avoir point à implorer les secours de personne, mais pour voir les autres vous supplier. Ne soyez pas seulement riches en biens, soyez-le aussi en pitié, non seulement en or, mais aussi en vertu, ou plutôt en vertu uniquement. Ne cherchez à vous distinguer des autres que par votre générosité. Soyez des dieux pour les pauvres en imitant la miséricorde de Dieu.

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III. VIVRE LA CHARITÉ

Les différentes façons de donner.
27. L’homme n’a rien de plus commun avec Dieu que la faculté de faire le bien ; et s’il ne le peut que dans une mesure toute différente, que ce soit du moins selon son pouvoir.
Dieu a créé l’homme et l’a réconcilié après sa chute. Vous, ne méprisez pas ceux qui trébuchent. Dieu, ému par la grande détresse de l’homme, lui a envoyé la Loi et les Prophètes, après lui avoir donné la loi non écrite de la nature, et lui-même a pris soin de nous conduire, de nous conseiller, de nous châtier. Finalement, il s’est lui-même livré en rédemption pour la vie du monde ; il nous a gratifiés des apôtres, des évangélistes, des docteurs, des pasteurs, de guérisons, de prodiges ; il nous a ramenés à la vie, a détruit la mort, a triomphé de celui qui nous avait vaincus, nous a donné l’alliance en figure, l’alliance en vérité, les charismes de l’Esprit-Saint, le mystère du salut nouveau.
Si vous vous sentez assez forts pour secourir des âmes (car Dieu nous comble aussi de biens spirituels, si nous voulons bien les recevoir), n’hésitez pas à venir aider ceux qui en ont besoin. Mais donnez d’abord et surtout à celui qui vous demande, et même avant qu’il demande, lui faisant à longueur de jour aumône et prêt de la doctrine, et en réclamant avec insistance votre dette avec son intérêt, c’est-à-dire qu’il fasse fructifier la doctrine en laissant croître peu à peu la piété semée en son cœur.
A défaut de ces dons, proposez-lui au moins des services plus modestes qui restent en votre pouvoir ; donnez-lui à manger, offrez-lui de vieux habits, fournissez-lui des médicaments, bandez ses plaies, interrogez-le sur ses épreuves, enseignez-lui la patience. Approchez-vous de lui sans crainte. Pas de danger que vous vous en trouviez plus mal ou que vous contractiez sa maladie, n’en déplaise à messieurs les délicats qui se laissent abuser par de spécieuses raisons, ou qui plutôt, pour excuser leur pusillanimité et leur impiété, se retranchent sur leur lâcheté comme si elle était sage et [PAGE 125] grande. La raison, les exemples des médecins et des personnes qui s‘occupent de ces malades, doivent vous en convaincre : nul n’a encore été contaminé de ceux qui les avaient approchés. Et vous, quand bien même la démarche serait osée et téméraire, vous les serviteurs du Christ, vous les amis de Dieu et des hommes, ne vous refusez pas lâchement. Appuyez-vous sur la foi, que la charité triomphe de vos réticences, et la crainte de Dieu de votre délicatesse. Que la piété dissipe les arguties de la chair. Ne méprisez pas vos frères, ne restez pas sourds à leurs appels, ne les fuyez pas comme des criminels ou des infâmes ou comme des objets d’aversion et d’horreur. Ce sont de vos membres, même si le malheur les brise. De même qu’à Dieu, à toi le pauvre est confié (Ps 10,14), quoique votre orgueil vous le fasse dédaigner. Peut-être ces mots vous feront-ils rougir de confusion. L’amour du prochain vous est recommandé, même si l’Ennemi vous détourne d’y être sensible.


28. Tout marin s’expose au naufrage et sa témérité augmente le péril. Tant que l’on a un corps, on est sujet à toutes les infirmités physiques, surtout si l’on est de ces gens qui poursuivent imperturbablement leur route, sans regarder les malheureux qui sont tombés devant eux. Tant que vous naviguez le vent en poupe, tendez la main à ceux qui font naufrage ; tant que vous êtes sains et riches, portez secours aux affligés. N’attendez point d’apprendre à vos dépens combien l’égoïsme est haïssable et combien c’est chose louable que d’ouvrir son cœur à tous ceux qui sont dans le besoin. Craignez que la main de Dieu ne s’abatte sur ces présomptueux qui oublient les pauvres. Tirez leçon des malheurs d’autrui et prodiguez ne serait-ce que les plus menus secours à l’indigent. Pour lui qui manque de tout, ce ne sera pas rien. Pour Dieu non plus d’ailleurs, si vous avez fait de votre mieux. Que votre empressement supplée à l’insignifiance de votre présent. Et si vous ne possédez rien, offrez-lui vos larmes. Votre pitié jaillie du cœur lui fera du bien, car une compassion sincère adoucit l’amertume de la souffrance. Hommes ! Ne faites pas moins de cas d’un homme que d’une tête de bétail, et la loi vous ordonne de la remettre dans [PAGE 126] son chemin ou de la retirer du fossé où elle est tombée. Ce précepte recèle-t-il quelque autre sens profond et mystérieux ? Car l’Ecriture, je le sais, présente plus d’une ambiguïté. Mais peu m’importe à moi : cette connaissance n’appartient qu’au Saint-Esprit qui pénètre tout. Pour ma part, j’y crois comprendre cette idée qui s’accorde à tout mon propos : Dieu éprouve notre charité sur de petits sujets, afin de la rendre meilleure et plus forte. Si nous sommes obligés de secourir des bêtes qui ne pensent pas, que ne devons-nous point faire à l’égard des hommes puisque nous avons tous la même dignité, la même grandeur ?

Réfutations de dangereux sophismes.
29. La raison nous en persuade, ainsi que la Loi et ces hommes si modestes qui aiment mieux donner que recevoir, et mettent plus d’empressement à partager qu’à amasser pour eux. Et que diriez-vous de nos sages, car je ne parle point des païens qui modèlent leurs dieux sur leurs vices et adorent en particulier celui qui préside au gain [Mercure], tandis que par un crime plus abominable, certains peuples immolent des hommes à leurs divinités et font du meurtre un élément du culte. Et ils se réjouissent eux-mêmes de tels sacrifices et sont persuadés qu’ils régalent leurs dieux, prêtres et initiés infâmes de dieux infâmes ! Mais parmi nous il y a des gens, — on en pleurerait -, qui loin de secourir et de plaindre les pauvres, les accablent d’injures et de grossièretés, en tenant des propos vains et creux ; en vérité, leur voix vient de la terre, et ils parlent en l’air, non à des oreilles sages et habituées aux doctrines divines. Et ils vont jusqu’à dire : « C’est Dieu qui veut leur malheur, c’est Dieu qui fait notre prospérité. Qui suis-je, moi, pour m’opposer à ses décrets, et me montrer meilleur que lui ? Que les maladies, les deuils, les privations les accablent, puisque Dieu l’a voulu. » Ils ne témoignent leur « piété » que lorsqu’il s’agit de garder leurs sous et d’insulter les malheureux. Leurs discours montrent assez qu’ils ne sont guère convaincus que leur prospérité vient de Dieu. Qui pourrait en effet concevoir de tels sentiments sur les [PAGE 127] pauvres, et croire que Dieu est l’auteur de sa richesse ? Lorsqu’on tient un bienfait de Dieu, on en dispose selon son esprit.


30. Que leurs épreuves viennent de Dieu, nous ne pouvons le savoir tant que de la matière émanent ce désordre et ce tourbillon, car qui peut affirmer que l’un est puni pour ses crimes et l’autre exalté pour sa vertu, qui sait si les vices de celui-là ne sont pas la raison de son élévation, tandis que les malheurs de celui-ci sont les épreuves de ses mérites ? L’un est élevé plus haut afin que sa chute soit plus affreuse et Dieu ne laisse aujourd’hui sa perversité s’étaler comme une gale, que pour mieux frapper demain. Celui-ci au contraire, est maltraité, à notre grande stupeur c’est qu’on le purifie comme l’or dans le creuset, afin que s’effacent ces dernières petites taches dont personne n’est exempt, pas même à sa naissance, ainsi qu’il est écrit (Jb 25,4), même s’il paraît plein de mérites. Je retrouve ce mystère dans l’Écriture, et il serait trop long de citer tous les passages qui s’y rapportent. Qui peut compter le sable des rivages, les gouttes de pluie, qui peut mesurer la le sable des profondeur de l’océan (Si 1,2), sonder la sagesse divine qui éclate dans toute cette création que Dieu conduit selon sa libre volonté ? Il faut nous contenter à l’exemple du divin apôtre de l’admirer sans prétendre l’approfondir ni la comprendre : Ô abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses décrets sont impénétrables et incompréhensibles ses voies ! Qui a jamais connu la pensée du Seigneur (Rm 11,33) ? Ou pour parler avec Job : Qui a pénétré jusqu’aux racines de sa sagesse ? Où est le sage qui comprendra ce mystère (Jb 15,8) ? Se servira-t-il de ce qu’il ne comprend point pour mesurer ce qui est au-dessus de toute mesure ?


31. Je laisse à d’autres cette témérité et cette audace ou plutôt, je la leur défends. Car pour ma part, je n’ose attribuer au crime les malheurs de cette vie ni la prospérité à la piété. Il arrive, bien sûr, qu’en manière d’exemple, les méchants soient confondus et qu’ainsi [PAGE 128] leur châtiment décourage le vice, et les bons récompensés pour que la vertu s’en trouve stimulée. Mais cette règle qui n’est point ici absolue ni très nette, ne s’exercera pleinement que dans la vie future où la vertu trouvera sa récompense et le vice son châtiment. « Ils ressuscitent pour la vie ou pour la damnation (Jn 5,29). » Et si les choses ici-bas procèdent d’une autre structure et de lois différentes, tout nous ramène là-haut et la logique de Dieu se cache sous l’apparente bizarrerie du monde.
Ce sont les différents reliefs, l’inégalité des membres qui font la beauté du corps, tout comme ce sont les montagnes et les vallées qui créent la beauté d’un paysage. De même la matière dont se sert l’artisan, jusque-là brute et informe, devient un bel ouvrage lorsqu’il lui a donné la forme qu’il se proposait. Nous, nous ne comprenons, nous n’admirons que lorsque nous contemplons l’œuvre parachevée. Mais Dieu n’est pas ignorant comme nous et le monde n’obéit point au hasard, quoique nous n’en distinguions pas la loi.


32. Pour vous rendre notre drame plus concret, je dirai que nous ressemblons assez à ces gens pris de nausée et de vertige qui croient voir l’univers chavirer alors que ce sont eux qui chancellent. Les gens dont je parle sont victimes de la même illusion : ils n’admettent pas que Dieu soit plus sage qu’eux et le moindre événement leur fait tourner la tête. Ils devraient en étudier les raisons afin que la vérité se rende à leurs efforts, ou bien ils devraient en discuter avec des gens plus sages qu’eux et plus religieux, quoique cette connaissance relève d’une grâce spéciale et ne soit point donnée à tout le monde ; ils devraient encore « traquer » la vérité par une existence pure et aller puiser la sagesse aux sources de la vraie Sagesse. Mais, quelle stupidité ! Ils s’en remettent à la solution de facilité et arrivent à la conclusion menteuse que nulle raison ne régit le monde, quand ce sont eux qui l’ignorent ! Leur bêtise les rend comme sages ou plutôt cette fausse sagesse, si je puis dire, les rend imbéciles et bornés. Les uns croient au hasard et à l’incohérence : voilà bien une idée incohérente et une invention hasar- [PAGE 129] deuse ! Les autres invoquent le pouvoir absurde et invincible des astres qui règlent nos affaires à leur guise ou plutôt en vertu de leur propre fatalité : ils surveillent les courses d’étoiles filantes ou fixes, leurs éclipses, le mouvement qui régit l’univers. D’autres accablent la malheureuse humanité de théories purement fantaisistes et comme ils n’entendent rien et ne comprennent rien aux desseins de la Providence, ils se sont divisés en une pléthore de sectes qui professent toutes des opinions différentes. Il en est même qui ont condamné la Providence à une grande pauvreté : ils pensent qu’elle s’occupe du monde transcendant, mais ils répugnent à la laisser descendre jusqu’à nous, quoique nous en ayons grand besoin. Ils craignent peut-être qu’en obligeant trop de personnes, le bienfaiteur ne paraisse trop bon. Ou alors, redoutent-ils qu’il ne se lasse de sa générosité ?

33. Mais encore une fois, tant pis pour ces sortes de gens. Aussi bien l’Ecriture s’en est déjà vengée : leur cœur inintelligent les a égarés ; dans leur prétention à la sagesse, ils sont devenus fous ; ils ont altéré la gloire du Dieu incorruptible (Rm 1,21) et outragé par des fables et des mensonges cette Providence qui s’étend à toutes choses.
Ne forgeons point à notre tour des opinions aussi monstrueuses, nous qui sommes raisonnables et prenons au sérieux cette raison dont nous, sommes dépositaires. N’applaudissons pas à de telles extravagances, même s’ils font courir leur langue avec virtuosité sur des idées et des maximes grotesques, dont la nouveauté est si séduisante. Croyons que Dieu est le créateur et l’ouvrier de l’univers. Car enfin le monde pourrait-il subsister sans un principe qui l’ait pensé et en ait lié les parties ? Induisons en même temps qu’une Providence l’a composé et en a coordonné les parties ; or il faut bien que le principe qui a créé le monde le gouverne aussi. Sinon, l’univers n’obéissant qu’au hasard, les remous de la matière auraient tôt fait de le fracasser comme un esquif dans la tempête, et il serait retombé dans sa confusion et son chaos originels.
Et croyons que Dieu veille attentivement sur nos vies, que nous l’appelions « créateur » ou « artisan ». Notre existence est tissée de contradiction ? Peut-être l’intelligence ne nous en est refu- [PAGE 130] sée que pour nous inspirer de l’admiration, à la faveur de notre difficulté à comprendre, pour la raison qui domine tout. Car ce que l’on comprend aisément, on le méprise vite. Plus ce qui nous dépasse est difficile, plus nous l’admirons. Et tout ce qui fuit l’appétit excite le désir.


34. C’est pourquoi n’admirons pas toute espèce de santé et n’abominons pas toute maladie, n’attachons pas notre cœur à des richesses furtives plus qu’il n’est de mise, et ne courons pas après cette fumée où nous dissiperons une partie de notre âme. Ne nous défions pas de la pauvreté comme si elle était un sujet de mépris, de malédiction, de haine, mais sachons mépriser une santé stupide qui engendre le péché. Respectons la maladie qu’accompagne la sainteté et rendons hommage à ceux que leurs souffrances ont acheminés à la victoire : peut-être parmi ces malades se cache-t-il un nouveau Job, autrement respectable que les bien-portants, en dépit des plaies qu’il gratte, en dépit des tourments qu’il endure jour et nuit, sans abri, en butte aux vexations que lui infligent sa maladie, sa femme, ses amis. Répudions d’injustes richesses, pour lesquelles le riche dans ses flammes connaît un juste supplice et demande une petite goutte d’eau afin de se rafraîchir la langue. Louons une pauvreté reconnaissante et sereine ; c’est elle qui a sauvé Lazare, aujourd’hui comblé de biens dans le sein d’Abraham.

Aimer les pauvres, c’est entrer dans le dessein de Dieu.
35. Il me semble donc indispensable que vous pratiquiez la charité et l’aumône aux indigents afin de fermer la bouche à tous ces beaux parleurs, sans vous laisser éblouir par leurs sophismes qui vous feraient poser contre vous-mêmes la cruauté en loi.
Respectons plus que tout le commandement et l’exemple de Dieu. Quel est ce commandement ? Voyez sa sincérité et son insistance : les hommes inspirés par l’esprit ne se sont pas contentés d’un ou deux sermons sur les pauvres. Ils n’en ont point parlé de façon molle et accidentelle, comme d’une affaire anodine et sans urgence. Mais tous, d’une seule voix, ils ont prêché inlassablement sur la pauvreté dont ils faisaient leur thème essentiel (ou presque), prodigues en encouragements, menaces ou blâmes. Ils louaient même les per- [PAGE 131] sonnes charitables pour ne point cesser de les rappeler à l’obéissance. Puisqu’on opprime les pauvres, puisque gémissent les indigents, maintenant je me lève, déclare le Seigneur. Et qui ne tremble lorsque se lève Dieu ? Lève-toi, Seigneur ! Mon Dieu, étends ta main n’oublie pas les pauvres.
Elevons vers Dieu la même prière afin que son bras ne se dresse point sur des infidèles, ni surtout ne s’abatte sur les endurcis. Il n’oublie pas le cri des malheureux. Le pauvre ne sera pas oublié pour toujours. Ses yeux scrutent les pauvres (ses yeux indiquent une attention plus vigoureuse que ses paupières). Ses paupières considèrent les hommes (ici, l’examen est moins capital) (Ps 11,6; 9, 12 et suiv.; 10,5).


36. Mais, m’objecterez-vous, ces citations n’intéressent que les pauvres et les déshérités que l’on opprime. Je ne dis pas le contraire, mais que cela ne vous incite pas moins à la charité : si tel est le sort que Dieu réserve aux malheureux, ne manifestera-t-il pas une faveur plus grande encore pour les personnes charitables ? Si en méprisant les pauvres, on outrage Dieu, inversement on honore le Créateur en respectant sa création. Et lorsqu’on lit dans l’Écriture le riche et le pauvre se rencontrent. Le Seigneur les a faits tous deux (Pr 22,2), ne vous imaginez pas qu’il les a créés tels l’un et l’autre, pour en tirer une raison de plus de vous dresser contre le pauvre, car je ne suis pas sûr que la distinction entre riches et pauvres vienne de Dieu. Mais l’un et l’autre sont également l’œuvre de Dieu, comme dit l’Écriture, aussi opposées que semblent leurs conditions extérieures.
Puisse cette méditation vous pénétrer de pitié et d’amour pour vos frères et si la pensée de vos richesses vous donne trop d’orgueil, que celle de la misère vous rabaisse et vous rende à plus de modestie. Que dire de plus ? Qui fait miséricorde au pauvre prête à Dieu (Pr 19,17). Qui peut dédaigner un débiteur qui, au jour dit, paiera sa dette au centuple ? Et encore l'aumône et la foi lavent du péché (Pr 15,27).

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37. Purifions-nous donc avec notre miséricorde, effaçons les taches qui souillent notre âme avec ce baume et rendons-nous aussi clairs que laine ou que neige, selon la mesure de notre charité. Je vais vous dire une chose plus terrible : si vous ne souffrez en votre âme, ni de fractures, ni de contusions, ni de plaies purulentes ; si nous n’avez ni lèpre, ni dartre, ni tache — toutes maladies contre lesquelles la loi était quasi impuissante, mais qui requièrent les soins du Christ, vous lui devez reconnaissance puisqu’il s’est livré pour vous à tant de tourments ; et vous lui témoignerez votre reconnaissance en vous montrant bon et charitable à l’égard d’un de ses membres. Mais si le tyran, le voleur des âmes vous a attaqué tandis que vous descendiez de Jérusalem à Jéricho, ou en quelque autre lieu, sans que vous fussiez armé ou préparé en sorte que vous puissiez dire : fétides et purulentes sont mes plaies à cause de ma folie (Ps 37,6), si vous êtes malade au point de ne plus vouloir guérir ni tenter aucun remède, que votre malheur alors est grand et votre détresse sans fond ! Mais si vous ne désespérez pas encore tout à fait, si vous n’êtes point incurable, allez trouver le médecin, priez-le, soulagez vos blessures en soulageant celles d’autrui, secourez-vous en secourant les autres, soignez les grands maux par les petits remèdes. Le médecin alors vous dira : je suis ton salut et : ta foi t’a sauvé. Te voilà guéri (Ps 34,3; Mt 9,22; Jn 5,14). Belles paroles d’amour que vous entendrez pour peu qu’il ait remarqué votre compassion envers les malheureux.


38. Heureux les miséricordieux, on leur fera miséricorde (Mt 5,7). Cette béatitude n’est pas la moindre. Heureux qui prend souci du pauvre et du chétif. Et encore : Homme charitable, il compatit et prête. Ailleurs : tout le jour, il fait aumône et prête, le juste (Ps 40,1; 111,5; 36,26). Enlevons-la d’assaut, cette bénédiction, soyons appelés « sages », soyons charitables. Que la nuit n’interrompe pas les effets de votre dévouement. Ne dites pas : Reviens demain et je te donnerai (Pr 3,24). Qu’il n’y ait [PAGE 133] point d’intervalle entre l’élan de votre cœur et vos actes. Seule, la charité ne tolère aucun délai. Partage ton pain avec l'affamé, héberge le sans-abri (Is 58,6), et fais-le de bon cœur. Que la joie illumine ta miséricorde (Rm 12,8). Votre empressement double la valeur de votre bienfait. Un don chagrin ou forcé perd son éclat et son mérite. Ne rechignons pas en faisant l’aumône, mais donnons, le cœur joyeux. Si tu romps les chaînes, si tu secoues le joug (Is 58,6) de ton avarice et de ta méfiance, si tu cesses d’hésiter ou de murmurer, qu’arrivera-t-il ? Oh ! L’admirable grâce ! Oh ! La grande et belle récompense ! Votre lumière poindra comme l'aurore, et votre guérison apparaîtra vite (Is 58,8). Et qui ne désire la lumière ni la santé ?


39. Je respecte l’histoire de Jésus et de sa bourse, où il nous invite à nourrir le pauvre, je vénère aussi l’harmonie qui régnait entre Paul et Pierre : s’ils se partagèrent pour la publication de l’Évangile, ils eurent soin en commun des pauvres. Pour avoir la perfection, ce jeune homme devait distribuer son bien aux pauvres. Telle est l’exigence, tel est l’objet de la perfection. Mais vous imaginez-vous que la charité ne soit pas obligatoire, mais libre ? Qu’elle soit un conseil et non une loi absolue ? Je le voudrais bien, moi aussi et le croirais volontiers. Mais la main gauche de Dieu m’épouvante ainsi que les boucs et tous les reproches qu’il leur adressera, non point parce qu’ils ont dérobé le bien d’autrui ni parce qu’ils ont pillé des temples, commis des adultères, perpétré d’autres crimes, mais parce qu’ils ont négligé le Christ en la personne des pauvres.


40. Si vous voulez m’en croire, vous qui êtes serviteurs du Christ, ses frères et ses cohéritiers, tant qu’il n’est pas trop tard, prêtez assistance au Christ, secourez le Christ, nourrissez le Christ, revêtez le Christ, accueillez le Christ, honorez le Christ, non seulement en l’invitant à vos tables comme quelques-uns l’ont fait, ni en le couvrant de parfums, comme Marie-Madeleine, ou en le déposant dans un sépulcre, comme Joseph d’Arimathie, ou en pro- [PAGE 134] cédant aux devoirs funèbres, à l’exemple de Nicodème qui n’aimait Jésus qu’à moitié. Ni avec de l’or, de l’encens, de la myrrhe, comme firent les mages avant ceux-là.
Le Seigneur de l’univers désire notre miséricorde au lieu de sacrifices, et notre compassion plutôt que des milliers d’agneaux : présentons-la-lui donc par les mains de ces malheureux que vous voyez prosternés à vos pieds, et le jour où nous quitterons ce monde, ils nous recevront dans les tentes éternelles, dans le Christ lui-même, notre Seigneur à qui appartient la gloire dans tous les siècles. Amen.