La prière en Afrique chrétienne
Coll. « Quand vous prierez » [5] (1982)
PL 1,1149-1165 - CC 1,257-274. Traduction A.-G. Hamman


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1. Hymne à la jeunesse de l'évangile
De Dieu, l'esprit [NOTE 1] :
et de Dieu, la parole ;
et de Dieu la sagesse
et la sagesse de la parole
et l'esprit des deux
Jésus-Christ, notre Seigneur,
aux nouveaux disciples
du nouveau testament
ordonna une forme
nouvelle de la prière.
Car il importait
en quelque sorte
que le vin nouveau
fût mis en outres nouvelles
et qu'une pièce nouvelle
fût mise au vêtement nouveau.

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Tout ce qui existait, en effet, autrefois a été changé, comme la circoncision, réalisé comme le reste de la Loi, accompli comme les prophéties, rendu parfait comme la foi elle-même.
La grâce nouvelle de Dieu a rendu spirituel ce qui était charnel, en passant sur tout ce qui était vétuste, comme une éponge son Évangile, où Jésus-Christ notre Seigneur a manifesté qu'il était à la fois Esprit de Dieu, Verbe de Dieu, Raison de Dieu. Esprft en tant qu'il a prévalu, Verbe en tant qu'il a enseigné, Raison en tant qu'il est venu. L'oraison proposée par le Christ repose également sur ces trois éléments: l'Esprit fait sa puissance, la Parole l'énonce, la Raison l'accueille.
Jean avait déjà appris à prier à ses disciples. Mais Jean était celui qui prépare les voies au Christ, jusqu'à ce que le Christ prenne sa stature - n'avait-il pas annoncé que l'Autre devait croître et lui diminuer. - Aussi toute son oeuvre de précurseur et de ministre, avec son esprit, passa dans le Seigneur. Voilà pourquoi le texte de la prière que Jean donna à ses disciples ne nous est pas parvenu, parce que « ce qui est de la terre est terrestre mais celui qui vient du ciel témoigne de ce qu'il a vu» (Jn 3,31). Comment tout ce qui vient du Christ - et d'abord la forme de sa prière - ne serait-il pas céleste ?

Caractéristiques de la prière

Considérons donc, bien-aimés, la sagesse céleste. Elle s'exprime d'abord dans le commandement de prier dans le secret. Elle veut par là que la foi de l'homme soit convaincue que Dieu peut l'entendre et le voir chez lui et dans le lieu le plus caché. Il exige, de plus, la discrétion de la foi, en sorte que le fidèle se contente d'offrir humblement l'hommage de sa foi à celui qui seul peut l'entendre et le voir partout.
La sagesse qui s'exprime dans le précepte suivant [NOTE 2] concerne la foi et la discrétion : il ne s'agit pas d'assaillir Dieu par un flot de paroles, parce que nous avons la certitude que de toute manière, il veille sur les siens. Et pourtant la brièveté - troisième recommandation de la sagesse - est riche de substance pour qui en [PAGE 17] pénètre la grandeur et l'esprit; plus elle est courte en paroles, plus elle est abondante en significations. Elle ne renferme pas seulement les exigences de la prière : adoration de Dieu et demandes de l'homme mais toute la parole du Seigneur, toutes les règles de la discipline, si bien que la prière du Seigneur est l'abrégé de tout l'évangile.

Notre Père qui es aux cieux [NOTE 3]

2. L'Oraison dominicale commence par un témoignage rendu _ Dieu et par un acte de foi quand nous disons : Notre Père qui es aux cieux. Nous prions Dieu, et nous proclamons notre foi, par cette invocation. Il est écrit : « A ceux qui l'ont reçu, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu » (Jn 1,12). D'ailleurs le Seigneur appelle souvent Dieu, notre Père; bien mieux, il nous a ordonné de n'appeler personne sur terre du nom de Père ; de réserver ce nom au Père céleste (Mt 23,9). En priant de la sorte, nous obéissons donc à sa volonté. Heureux ceux qui reconnaissent le Père !
Dieu adresse le reproche à Israël, l'Esprit prend à témoin ciel et terre, en disant : « J'ai engendré des fils, mais ils ne m'ont pas reconnu » (Is 1,2). L'appeler Père, c'est le reconnaître comme Dieu. Ce titre est un témoignage de piété et de puissance. Nous invoquons aussi le Fils dans le Père. « Le Père et moi, dit-il, nous sommes un » (Jn 10,30). N'oublions pas non plus l'Eglise, notre mère. Nommer le Père et le Fils, c'est proclamer la Mère, sans qui il n'est ni Fils ni Père. Ainsi, par un seul mot, nous l'adorons avec les siens, nous obéissons à son précepte, et nous désavouons ceux qui ont oublié leur Père [NOTE 4] !
L'expression Dieu le Père n'avait jamais été révélée à personne. Lorsque Moïse lui-même demanda à Dieu qui il était, il entendit un autre nom. A nous ce nom a été révélé dans le Fils. Car ce nom implique le nom nouveau de Père. « Je suis venu au nom de mon Père » (Jn 5,43). Et ailleurs: « Père, glorifie ton nom » ; et [PAGE 17] plus explicitement encore: «J'ai manifesté ton nom aux hommes » (Jn 17,6). Nous lui demandons donc :


Que ton nom soit sanctifié


3. Non point qu'il convienne à l'homme de faire des vœux pour Dieu, comme si on pouvait lui souhaiter quelque chose, ou qu'il en manquât, sans nos voeux. Mais nous devons bénir Dieu en tout temps et en tout lieu, pour acquitter l'hommage de reconnaissance que tout homme doit à ses bienfaits. La bénédiction remplit cet office. D'ailleurs comment le nom de Dieu ne serait-il pas toujours saint et sanctifié en lui-même, puisqu'il sanctifie les autres. Et l'armée des anges qui l'entoure ne cesse de dire « Saint, Saint, Saint » (Is 6,3). Et nous, qui aspirons à partager la béatitude des anges, nous nous associons dès maintenant à leurs voix, et nous répétons le rôle de notre dignité future. Voilà pour ce qui regarde la gloire de Dieu.
Quant à la prière que nous formulons pour nous, lorsque nous disons: Que ton nom soit sanctifié, nous demandons qu'il soit sanctifié en nous, qui sommes en lui, mais aussi dans les autres que la grâce de Dieu attend encore, afin de nous conformer au précepte qui nous oblige de prier pour tous, même pour nos ennemis. Voilà pourquoi ne pas dire expressément: Que ton nom soit sanctifié en nous, c'est demander qu'il le soit dans tous les hommes.

Que ta volonté soit faite sur la terre comme dans les cieux

4. Aucun obstacle ne peut évidemment empêcher la volonté de Dieu de s'accomplir ; nous ne lui souhaitons pas davantage le succès dans l'exécution de ses desseins, mais nous demandons que sa volonté soit faite chez tous les hommes. Derrière l'image de chair et d'esprit, c'est nous-mêmes qui sommes désignés par ciel et terre. Mais, même au sens obvie, la nature de la demande reste la même, c'est-à-dire, que la volonté de Dieu s'accomplisse en nous sur la terre, afin qu'elle puisse s'accomplir en nous, dans le ciel. Or, la volonté de Dieu, quelle est-elle, sinon que nous suivions les voies de son enseignement? Nous le supplions donc de nous communiquer la substance et l'énergie de sa volonté, afin [PAGE 19] que nous soyons sauvés sur la terre et dans les cieux, car sa volonté essentielle est de sauver les enfants qu'il a adoptés. Cette volonté de Dieu le Seigneur l'a réalisée par la parole, l'action et la souffrance. Dans ce sens il a dit qu'il faisait non pas sa volonté mais celle de son Père.
Il n'y a pas de doute qu'il faisait la volonté de son Père ; tel est aussi l'exemple qu'il nous donne aujourd'hui: prêcher, travailler, souffrir jusqu'à la mort. Pour l'accomplir, nous avons besoin de la volonté de Dieu. En disant: Que ta volonté soit faite, nous nous félicitons de ce que la volonté de Dieu ne soit jamais un mal pour nous, même s'il nous traite avec rigueur, à cause de nos péchés.
De plus, nous nous encourageons nous-mêmes à la souffrance par ces paroles. Le Seigneur, pour nous montrer, au milieu des angoisses de sa Passion, que la faiblesse de notre chair se trouvait dans la sienne, dit lui aussi: « Père, éloigne ce calice ». Puis il se ravise : « Que ce ne soit pas ma volonté qui se fassse, mais la tienne » (Lc 22,42). Il était lui-même la volonté et la puissance du Père ; mais pour nous apprendre à payer la dette de la souffrance, il se remet tout entier à la volonté du Père.


Que ton règne arrive

5. Cette demande se rapporte à la précédente : Que ta volonté soit faite, c'est-à-dire : que ton règne s'accomplisse en nous. Quand donc Dieu ne serait-il pas roi « qui, dans sa main, tient les ceeurs des rois (Pr 21,1)»? Mais tout ce que nous souhaitons pour nous-mêmes, nous le rapportons à lui, nous le sanctifions en lui, parce que c'est de lui que nous l'attendons. Si l'avènement du royaume de Dieu s'accorde avec sa volonté et réclame notre attente, d'où vient que certains redemandent avec larmes un être qui a été soustrait au siècle, puisque le règne de Dieu, dont nous demanderons l'avènement, tend à mettre fin à ce siècle? Nous demanderons de régner plus promptement, pour échapper plus vite à l'esclavage.
Quand bien même cette prière ne nous aurait pas fait un devoir de demander l'avènement de ce règne, nous aurions de nous-mêmes poussé ce cri, en nous hâtant d'aller étreindre nos espérances (He 4,11). Les âmes des martyrs, sous l'autel, invoquent le Seigneur à grands cris : « Jusques à quand, Seigneur, tar- [PAGE 20] deras-tu à demander compte de notre sang aux habitants de la terre (Ap 6,10) » ? Ils doivent, en effet, obtenir justice, à la fin des temps. Seigneur, hâte donc la venue de ton règne ! C'est le vœu des chrétiens, la confusion des infidèles, le triomphe des anges ; c'est pour lui que nous souffrons, ou plutôt, c'est lui que nous appelons [NOTE 5].

Donne-nous notre pain de chaque jour

6. Avec quel art la sagesse divine a disposé toutes les parties de cette prière ! Après les choses du ciel, c'est-à-dire après le nom de Dieu, la volonté de Dieu, le règne de Dieu, viennent les nécessités de la terre, auxquelles il a voulu réserver une place. Le Seigneur n'avait-il pas dit: «Cherchez premièrement le royaume, et tout cela vous sera donné de surcroit » (Mt 6,33) ?
Toutefois, il convient peut-être davantage de donner un sens spirituel à ces paroles : Donne-nous aujourd'hui notre pain de chaque jour. Car le Christ est notre pain, parce qu'il est notre vie et que notre vie c'est le pain. « Je suis le pain de vie », a-t-il dit (Jn 6,35). Et un peu plus haut: Le pain est le Verbe du Dieu vivant descendu du ciel. D'ailleurs son corps est signifié par le pain : « Ceci est mon corps» (Lc 22,19).
Ainsi donc, en demandant notre pain de chaque jour, nous demandons à vivre sans cesse dans le Christ, à nous identifier avec son corps. Mais l'interprétation littérale, d'ailleurs en accord avec la foi et la discipline, reste parfaitement valable. Elle nous ordonne de demander du pain, la seule chose qui soit nécessaire aux fidèles : « Aux païens de se préoccuper de tout le reste » (Mt 6,3) !
C'est d'ailleurs ce que le Seigneur nous inculque par des exemples, et qu'il évoque dans ses paraboles, quand il dit: «Un Père prend-il le pain aux enfants pour le donner aux chiens » (Mt 15,26) ? De même: «Si le fils demande du pain, qui lui donnera une pierre » (Mt 7,9) ? Il montre par là ce que les enfants sont en droit d'attendre de leur Père. C'est aussi ce que demande cet homme qui vient, de nuit, frapper à la porte.
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A bon droit, il ajoute : Donne-nous aujourd'hui; il avait dit auparavant : « Ne vous inquiétez pas de votre nourriture de demain » (Mt 6,31). C'est encore pour enseigner cette vérité que le Seigneur expose la parabole de cet homme qui rassemble dans ses greniers une récolte abondante, se mesure à lui-même un long temps de sécurité et meurt, la nuit même (Lc 12,16).

Remets-nous nos dettes

7. Après avoir invoqué la libéralité de Dieu, il était naturel d'implorer sa clémence. A quoi nous serviront les aliments, s'ils ne font que nous engraisser comme des taureaux destinés aux sacrifices ? Le Seigneur savait être seul sans péché. Il nous enseigne donc de dire : Remets-nous nos dettes. L'exomologèse [NOTE 6] est une demande de pardon, car solliciter le pardon, c'est avouer son péché. Cela nous prouve que la pénitence est agréable au Seigneur, puisqu'il la préfère à la mort du pécheur.
Le mot dette dans l'Ecriture est une image du péché : en péchant, nous contractons la dette de jugement, qu'il nous faudra payer jusqu'au dernier centime, à moins qu'elle ne nous soit remise, comme celle que le maître remet à son serviteur (Mt 18,27). Cette parabole n'a pas d'autre signification. En effet, ce serviteur, qui a bénéficié de la clémence de son maître, poursuit durement son propre débiteur; mais le maître le fait comparaître devant lui, pour le livrer au bourreau, jusqu'à ce qu'il ait acquitté jusqu'au dernier quart d'as. Son exemple nous montre que nous devons remettre leurs dettes à nos débiteurs. Ailleurs déjà le Seigneur avait dit, sous forme de prière : « Remettez et on vous remettra » (Lc 6,37). Et quand Pierre lui demande s'il doit pardonner à son frère jusqu'à sept fois, Jésus répond: «Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix sept fois » (Mt 18,22), afin de parfaire la Loi où il est dit au livre de la Genèse : « Caïn sera vengé sept fois et Lamech soixante-dix sept fois » (Gn 4,24).

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Et ne nous induis pas en tentation

8. Pour parfaire cette prière si concise, nous prions Dieu non seulement de nous remettre nos dettes, mais d'écarter entièrement de nous le péché : Et ne nous induis pas en tentation, c'est-à-dire ne permets pas que nous soyons séduits par le tentateur. Mais que le ciel nous préserve de croire que Dieu puisse nous tenter, comme s'il ignorait la foi de chacun de nous; encore moins pour la saper. Impuissance et malice sont du démon. Quand le Seigneur ordonna jadis à Abraham de lui sacrifier son fils, ce fut moins pour tenter sa foi que pour la manifester, afin que le patriarche devint pour nous une vivante illustration du précepte qu'il enseignerait plus tard, à savoir que nous devons préférer Dieu à tout ce que nous avons de plus cher.
Jésus-Christ lui-même se laissa tenter par Satan pour nous faire découvrir, en ce dernier, le chef et l'artisan de la tentation. Il confirme cette vérité, quand il dit ensuite : « Priez pour ne pas entrer en tentation » (Lc 22,46). Cela est si vrai qu'ils furent tentés en abandonnant le Seigneur, pour avoir préféré se livrer au sommeil que de vaquer à la prière. La dernière demande nous explique d'ailleurs ce que signifie ne nous induis pas en tentation, c'est-à-dire: Mais délivre-nous du mal.

Admirable prière !

9. Dans quelques mots, que d'oracles, empruntés aux prophètes, aux Évangiles, aux Apôtres ! Que de discours du Seigneur, de paraboles, d'exemples, de préceptes! Que de devoirs exprimés! Hommage rendu à Dieu par le titre de Père, témoignage de foi dans son nom, acte de soumission à l'égard de sa volonté, mémoire de l'espérance en la venue de son règne, demande de la vie dans le pain, aveu de nos péchés, souci des tentations, en réclamant protection. Quoi d'étonnant ? Dieu seul a pu nous apprendre Comment il voulait être prié. C'est donc lui qui règle la religion de la prière et l'anime de son esprit, au mêment où elle sort de sa bouche, lui communique le privilège de nous transporter au ciel et de toucher le coeur du Père par les paroles du Fils. 10. Dieu pourvoit cependant aux nécessités humaines. Quand il nous eut légué cette formule de prière, il ajouta: «Demandez [PAGE 23] et vous recevrez » (Lc 11,9). Chacun peut donc adresser au ciel diverses prières selon ses besoins, mais en commençant toujours par la prière du Seigneur qui demeure la prière fondamentale.

11. Conditions de la prière

La fidélité aux commandements fraie à la prière le chemin du ciel. Et d'abord : Ne nous présentons pas à l'autel de Dieu, avant de nous être débarrassés de toute forme de haine et d'offense à l'endroit de nos frères. Comment accéder à la paix de Dieu, sans la paix ? Comment demander la remise de nos dettes, en retenant celles des autres ? Comment apaiser le Père, si nous sommes irrités contre un frère, puisque toute colère nous est interdite dès le principe.
Lorsque Joseph renvoya ses frères pour lui ramener son Père, il leur recommanda « de ne point se quereller en chemin » (Gn 45,25). Cet avertissement était adressé à nous - notre discipline prend souvent le nom de chemin - de peur qu'en route pour la prière, nous ne nous approchions du Père avec la colère dans le coeur. Le Seigneur élargit la loi, quand à l'interdiction de l'homicide, il ajoute celle de la colère. Il ne permet même pas de l'apaiser par une simple parole. « Que si colère il y a, le soleil, sur le conseil de l'Apôtre, ne doit pas se coucher sur elle » (Ep 4,26). N'est-il pas téméraire de passer toute une journée sans prier, alors que tu refuses de donner satisfaction à un frère ou de perdre le bénéfice de la prière pour avoir persévéré dans la haine ?

12. Prier avec un coeur pur

Ce n'est pas seulement de colère mais de toute forme de désordre que l'esprit doit être libre, pour que notre caeur soit aussi pur dans la prière que celui à qui elle s'adresse. Un esprit souillé peut-il se faire entendre par l'Esprit infiniment saint, un homme triste, par l'Esprit de joie, un esprit encombré, par l'Esprit de liberté ? Personne n'accueille son antagoniste : on n'ouvre qu'à un ami.

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13. Ce qu'il faut purifier

Que servirait-il de laver les mains avant la prière si notre âme demeurait souillée ? La pureté spirituelle est indispensable à nos mains elles-mêmes ; elles doivent se lever vers le ciel, Pères de mensonge, de crime, de cruauté, d'empoisonnement, d'idolâtrie et de toutes les autres souillures, conçues en notre esprit mais accomplies par nos mains. Telle est la véritable purification et non pas cette pureté superstitieuse qui consiste à prendre un bain avant de vaquer à la prière.
A remonter scrupuleusement à l'origine et à la raison de cet usage, j'ai trouvé qu'elle venait de Pilate : il s'est lavé les mains avant de livrer le Seigneur [NOTE 7]. Nous, nous adorons le Seigneur, nous ne le livrons pas. Je vais plus loin : Nous devons récuser le geste de celui qui le livra et ne laver nos mains que pour signifier la purification de notre coeur des souillures de la vie quotidienne. D'ailleurs nos mains sont pures, puisqu'elles ont été lavées avec tout notre corps en Jésus-Christ.

14. Le bain du baptême

Qu'Israël lave tout les jours ses membres, il n'en sera jamais plus pur ! Ses mains n'en resteront pas moins couvertes éternellement du sang des prophètes et du sang du Seigneur. Coupables du crime hérité de leurs Pères, ils n'osent plus lever les mains vers le Seigneur, de peur d'entendre un nouvel Isaïe leur crier : Malheur ! ou que le Christ lui-même ne frémisse d'épouvante. Nous, en revanche, non seulement nous levons nos mains mais nous les écartons en forme de croix, comme le Seigneur dans sa passion, et notre geste est une confession du Christ [NOTE 8].

15. Eviter les gestes vains

Nous avons déjà tancé une pratique fallacieuse, il ne sera pas inutile de dire ici un mot de quelques autres pratiques que [PAGE 25] nous pouvons taxer de vaines, puisqu'elles ne sont pas fondées sur l'autorité du Christ ou des apôtres. Elles nous viennent du paganisme et non de la religion. Ce sont des gestes affectés et imposés, suggérés par la superstition, où la raison n'est pour rien. Il nous faut les éviter car elles nous font ressembler aux païens.
Il en est ainsi qui enlèvent leur manteau pour prier, parce que les païens ôtent le leur pour s'incliner devant leurs idoles. Si la chose était requise, les apôtres qui nous ont enseigné la manière de prier n'auraient pas manqué de nous le dire. A moins que l'on vienne nous rappeler que Paul avait laissé son manteau à Carpus pour la prière ! Dieu n'a-t-il pas entendu les trois saints dans la fournaise du roi de Babylone, qui priaient avec la tiare et la robe flottante des Mèdes ?

16. Même thème

D'autres croient devoir s'asseoir à la fin de la prière. Pourquoi ? Serait-ce un caprice d'enfants ? Eh quoi! Serait-ce pour suivre l'exemple d'Hermas, qui est l'auteur du Pasteur [NOTE 9] ? Si au lieu de s'asseoir sur son lit après la prière, Hermas avait fait tout autre chose, l'imiteriez-vous également? Non assurément.
Il est dit simplement : Après la prière il s'est assis sur son lit. Il s'agit là d'un simple récit et non d'une norme qui nous serait fixée. Sinon nous ne pourrions prier que là où se trouve un lit ! Ce serait aller contre le texte que de s'asseoir dans une cathèdre ou sur un siège quelconque. Les païens ont l'habitude de s'asseoir, après avoir adoré leurs idoles. Cela suffit pour que nous évitions de le faire. Cela est même un manque de respect, comme en conviendraient les Gentils eux-mêmes, s'ils savaient réfléchir. On ne s'asseoit pas en présence d'un homme à qui on veut témoigner une grande déférence ; à plus forte raison en présence du Dieu vivant, alors que l'ange est encore debout. Cela reviendrait à dire à Dieu, en forme de reproche, que la prière nous fatigue.

17. La prière doit être modeste

Comme la modestie et l'humilité sont les meilleures recom- [PAGE 26] mandations auprès de Dieu, il ne nous faut pas lever les mains trop haut, quand nous prions mais les tenir à une hauteur juste et convenable, ni lever la tête avec trop de hardiesse. Rappelons-nous que le publicain qui priait également par l'humilité du visage et de la posture s'en est allé plus justifié que l'orgueilleux pharisien (cf. Lc 18,14).
Le ton de notre voix doit également être discret. Si nous prétendions nous faire entendre par la force de notre voix, quels poumons ne nous faudrait-il pas ? Dieu n'écoute pas la voix mais le cœur et le perce. Le démon de l'oracle pythien l'a déclaré luimême : « Je comprends le muet et j'entends ceux qui ne parlent pas. »
Croyez-vous que Dieu ait besoin de clameur ? Comment la prière de Jonas, partie des flancs de la baleine, aurait-elle pu traverser les entrailles du monstre, franchir la masse des abysses et parvenir jusqu'au ciel ? Le seul effet de ceux qui élèvent la voix n'est-il pas de déranger les voisins ? Ne feraient-ils pas aussi bien de prier en public ?

18. Le sceau de la prière

Une autre coutume a encore prévalu. Ceux qui jeûnent s'abstiennent, quand ils ont prié en commun, de donner à leurs frères le baiser de paix, qui est le sceau de la prière. Y a-t-il mêment plus opportun de donner la paix à nos frères, quand notre comportement rend plus efficace notre prière, pour leur faire partager notre action, et vivre avec eux en paix et en bonne intelligence ? La prière n'est pas complète si elle ne s'achève pas en baiser de paix. La paix peut-elle gêner celui qui rend hommage à Dieu ? Que signifie une offrande dont on se retire sans la paix ?
Quelle que soit la raison que vous donnerez, elle ne l'emporte pas sur le commandement de ne pas faire parade de nos jeûnes. Nous abstenir de donner le baiser de paix c'est montrer que nous avons jeûné. Si néanmoins vous avez une raison valable, vous pouvez sans violer le précepte vous abstenir de donner le baiser de paix, quand vous priez chez vous, où il vous est difficile de cacher vos jeûnes. Mais partout où vous pouvez dissimuler vos jeûnes, rappelez-vous le précepte. De la sorte vous respecterez la discipline extérieure et vous suivrez votre coutume à l'intérieur.

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Ainsi par exemple le jour de Pâques, où la loi du jeûne est commune à tous les fidèles, nous pouvons nous dispenser du baiser liturgique, puisqu'il n'est pas question de cacher ce que tout le monde fait.

19. Jeûne et communion

Il en est qui s'imaginent que les jours de station [NOTE 10], ils ne doivent pas participer à la prière du sacrifice eucharistique, paree que la station serait rompue par la réception du corps du Seigneur. Eh quoi ! L'eucharistie serait-elle un obstacle au devoir que nous rendons à Dieu ? Ne nous lie-t-elle pas davantage à Dieu ? Ta station ne sera-t-elle pas plus solennelle, si tu te tiens près de l'autel de Dieu ?
En recevant le corps du Seigneur pour l'emporter chez toi, tout est sauf : tu participes au sacrifice et tu accomplis ton œuvre bonne. Si la station a emprunté son nom à la vie militaire (car nous sommes la milice du Christ), n'est-il pas vrai que dans les camps ni joie ni tristesse n'empêchent le soldat de faire sa station ? Joyeux, il remplira son devoir plus volontiers, s'il est triste, il l'accomplira par discipline, avec plus de vigilance.

20. La toilette des femmes [NOTE 11]

Pour ce qui est du vêtement des femmes, dans les assemblées, la diversité des observances sur ce point fait qu'il siérait peu à un homme qui n'a aucun rang dans l'Eglise comme moi d'en parler, après le très saint Apôtre (cf. 1 Tm 2,9). Mais il n'y a aucune impudence à en parler sur l'autorité de l'Apôtre lui-même. Pierre, inspiré du même esprit que Paul, s'exprime dans les mêmes termes que lui, pour recommander la modestie dans le vêtement et la parure, flétrir le luxe dans l'habillement, l'éclat des ornements d'or, la coquetterie provocante de la chevelure.

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21. Les vierges

En pénétrant dans nos églises, à voir la diversité des observances, on dirait qu'il n'est pas sûr que les vierges soient voilées. Ceux qui permettent aux vierges d'aller nu-tête s'appuient sur le dire de l'Apôtre qui demande aux femmes mais non pas explicitement aux vierges d'être voilées (cf. 1 Co 11,5). S'il avait voulu désigner tout le sexe, en parlant des femmes, il eût parlé de la femme en général; en spécifiant les femmes, il a voulu exempter les vierges. Car, disent-ils, l'Apôtre aurait pu dire les femmes et les vierges ou déterminer tout le sexe féminin.

22. Les vierges aussi doivent se voiler

Ceux qui raisonnent de la sorte devraient se souvenir de la signification du terme et s'en référer aux plus anciennes Ecritures. En effet, le mot y est employé pour le sexe et non pas seulement pour une catégorie. Dieu a appelé Eve femina (femme), et mulier (femme), avant même qu'elle connût son mari (femina pour désigner le sexe en général, mulier pour spécifier un état du sexe). Puisque avant son mariage Eve a été appelé femme, ce terme désigne à la fois la femme mariée et la vierge. Rien d'étonnant à cela : un même Esprit a inspiré l'Apôtre et toute l'Ecriture dont la Genèse ; il utilise un même vocabulaire, en employant le mot femme pour désigner les femmes qui ressemblent à Eve vierge et non encore mariée.
Ailleurs nous trouvons un confirmatur, où il est question du mariage, l'Apôtre ne précise pas qu'il s'agit de vierges. Ce qui montre clairement qu'il parle de la femme en général et de tout le sexe, sans vouloir faire une distinction entre la femme et la vierge. Il ne manque pas de les distinguer quand il y a lieu (en les désignant par le mot propre); quand il ne précise pas nettement, il inclut les deux, sans vouloir faire de différence.
Peu importe qu'en grec, la langue de l'Apôtre, il utilise tantôt le mot gunaikas, tantôt thêleias. Si d'ordinaire il emploie ce mot pour désigner le sexe, il faut l'entendre de toutes les femmes, le mot gunaika désignant le sexe tout entier, dans lequel la vierge est incluse.
La déclaration de l'Apôtre est claire : «Toute femme qui prie [PAGE 29] et prophétise la tête découverte fait affront à son chef» (1 Co 11,5). Que veut dire « toute femme » ? Si ce n'est les femmes de tout âge, de tout rang et de toute condition ? En disant « toute femme », il ne fait aucune exception; il en est de même quand il dit que (homme prie la tête découverte, il précise « tout homme ». En affirmant que l'homme doit prier le visage découvert, il inclut tous les hommes y compris les jeunes garçons, de même en précisant que la femme doit se voiler il inclut toutes les femmes, vierges comprises. Dans l'un et fautre sexe, les cadets suivent la règle des aînés. Si les vierges se découvernt la tête, il faut que les garçons se la couvrent, puisqu'ils n'ont pas explicitement reçu l'ordre contraire. Il faut distinguer homme et garçon, si on distingue femme et vierge.
L'Apôtre dit que les femmes doivent se voiler à cause des anges, parce que les anges se sont éloignés de Dieu à cause des filles des hommes (1 Co 11,10 ; cf. Gn 6,2). Qui affirmerait que seules les femmes mariées, qui ont perdu leur virginité sont objet de concupiscence ; même si la chose n'est pas permise, la beauté des vierges ne trouve-t-elle pas des amoureux ? Il semble même que les anges n'ont désiré que les seules vierges, puisque l'Ecriture dit : les filles des hommes, alors qu'elle aurait pu dire les épouses des hommes ou les femmes en général.
L'Ecriture précise même : « Ils les prirent pour épouses » (Gn 6,2). Les anges [NOTE 12] ne pouvaient prendre comme épouses que celles qui ne l'étaient pas encore. Si elles avaient été déjà mariées, l'Ecriture se serait exprimée bien autrement. Ne sont libres que les veuves et les vierges. L'auteur sous le nom de « filles » désigne le sexe, l'espèce est comprise dans le genre.
De plus, quand l'Apôtre dit que la nature elle-même a appris à la femme de se voiler, en lui donnant la chevelure comme parure, en a-t-il par hasard exclu les vierges ? S'il est honteux pour une femme mariée de se raser la tête, il en est de même de la vierge.
Comme elles ont la même chevelure, toutes deux sont régies par une même loi, même celles dont le jeune âge protège encore l'innocence ; toutes dès le départ sont appelées femmes. Israël observait déjà cette loi. Même s'il l'avait négligée, notre loi l'aurait [PAGE 30] complétée et y aurait suppléé, en imposant aux vierges aussi le voile. Qu'on excuse les enfants qui ignorent encore leur sexe (l'innocence a ses privilèges, Adam et Eve quand leurs yeux furent ouverts couvrirent immédiatement ce qu'ils venaient de découvrir). A l'âge de l'adolescence, la règle doit changer comme la nature ; les vierges doivent avec la taille assumer l'existence de la femme. On ne peut plus appeler vierge celle qui est nubile, car son âge lui a donné un mari, qui est le temps [NOTE 13].
« Il y en a qui se sont vouées à Dieu. » Qu'elles changent de coiffure et qu'elles s'habillent comme les femmes. Qu'elles témoignent de réserve et se comportent en vierges ! Qu'elles voilent ce qu'elles cachent pour Dieu. Il importe de ne rapporter qu'à Dieu ce que nous ne faisons que par sa grâce. Gardons-nous de chercher une compensation chez les hommes pour ce que nous n'attendons que de Dieu.
Pourquoi découvres-tu devant Dieu ce que tu caches devant les hommes ? Voudrais-tu être moins réservée à l'église que sur la place publique ? Si tu as reçu par grâce, « pourquoi, dis je, t'en glorifier comme si tu ne l'avais pas reçu » (1 Co 4,7) ? Qu'espères-tu de ton ostentation ? Penses-tu en te glorifiant amener les autres vers le bien ? Par là tu t'exposes toi-même à un grand danger, et tu y entraînes les autres. Il est facile de perdre ce que l'on risque par vaine gloire. Voile-toi, vierge, si tu es une véritable vierge ; tu dois savoir rougir. Si tu es vierge, fuis les regards des hommes. Que personne ne voie ton visage, que personne ne te surprenne à mentir. Tu te comporterais en femme mariée, si tu te voilais ; tu ne mens pas, puisque tu es une épouse du Christ. Tu lui a consacré ton corps, respecte la volonté de ton époux. Si déjà il demande aux femmes des autres de se voiler, à plus forte raison l'ordonne-t-il aux siennes !
Ne vous imaginez pas qu'il soit possible de renverser ce qui a été établi par nos aînés. Il en est beaucoup qui alignent leur comportement sur des usages venus d'ailleurs. Qu'on ne leur impose pas le voile et que l'on ne force pas celles qui s'obstinent. Que celles qui sont véritablement vierges, abusent donc, s'il leur plaît, de la sécurité que leur conscience et leur réputation leur donne devant Dieu.

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Pour celles qui sont fiancées, je maintiens mon point de vue : elles doivent se voiler le jour où pour la première fois elles ont présenté la main à leur fiancé et échangé le premier baiser [NOTE 14]. Tout en elles a cessé d'être vierge ; l'âge, par la maturité, la chair, par l'âge, l'esprit, par la prise de conscience, la pudeur par le baiser échangé, l'espérance par l'attente, l'âme par la volonté. Qu'il nous suffise de citer l'exemple de Rébecca, qui crut devoir se voiler aussitôt qu'elle avait accueilli l'époux qui lui avait été destiné.

23. L'agenouillement

Il y a aussi divergence concernant l'agenouillement à la prière : quelques-uns s'en abstiennent, le samedi. Ce désaccord existant principalement dans les églises, Dieu donnera sa grâce pour que les uns cèdent ou que les autres suivent leur avis, sans scandaliser ceux qui agissent autrement. Pour nous, suivant la tradition, le seul jour de la résurrection nous devons éviter ce geste comme tout ce qui exprime l'angoisse et la douleur et ce qui est de même nature, pour ne pas donner prise au diable. Nous devons agir de même au temps de la Pentecôte dont la solennité exprime la même allégresse.
Le reste du temps, qui donc hésiterait à se prosterner devant Dieu, du moins à la première prière, qui ouvre pour nous le jour ? Les jours de jeûne et de station, aucune prière ne doit se faire sans agenouillement et autres exercices d'humilité. Car nous ne cherchons pas seulement à prier mais nous adressons à Dieu notre Seigneur nos suppliques pour lui donner satisfaction.

24. Lieu de la prière

Concernant le lieu de la prière, rien ne nous a été prescrit, sinon de prier en tout temps et « en tout lieu » (1 Tm 2,8). Comment prier « en tout lieu » s'il nous est interdit de prier en public ? « En tout lieu » dit l'Apôtre, où l'occasion ou la nécessité nous y pousse: N'ont enfreint ce précepte, ni les apôtres qui en prison ont adressé à Dieu des prières et des chants que les gardes ont enten- [PAGE 32] dus, ni Paul, qui, sur le navire, en présence de tous, offrit le sacrifice d'action de grâces.

25. Les temps de la prière [NOTE 15]

Concernant le temps de la prière, quelques observations ne seront pas inutiles. Je veux d'abord parler des heures qui communément partagent la journée en quatre : tierce, sexte, none. Nous les trouvons souvent dans l'Ecriture. L'Esprit Saint descendit pour la première fois sur les disciples assemblés, à la troisième heure. Pierre, le jour où il a la vision de la grande nappe descendant du ciel avec une communauté bigarrée, était monté sur le toit, à la sixième heure pour prier. Le même Pierre avec Jean à la neuvième heure était monté au temple et y rendit la santé à un paralytique. Tout ceci s'est fait sans ordre positif. Mais nous pouvons y déceler une indication sur le temps de la prière, où nous devons nous sentir obligés de nous arracher aux affaires profanes.
Nous voyons Daniel agir de la sorte selon la discipline d'Israël ; nous devons de même adorer Dieu au moins trois fois par jour, nous le devons au Père, au Fils, à l'Esprit saint. Nous mettons naturellement à part les prières officielles que nous devons – inutile de le rappeler – accomplir, au lever du jour et à la tombée de la nuit. Il convient également que les fidèles ne prennent ni repas ni bain sans avoir d'abord prié : le rafraichissement et la nourriture de l'esprit passent avant ceux du corps, les biens célestes avant les biens terrestres.

26. De la manière d'accueillir les frères

Quand un frère entre dans ta maison, ne le laisse pas partir sans une prière. « Tu as vu, est-il dit, ton frère, tu as vu ton Seigneur [NOTE 16]. » Surtout si c'est un étranger, ce pourrait être un ange. Reçu toi-même par les frères, ne fais pas passer les rafraîchissements de la terre avant ceux du ciel. On y jugera de ta foi. Comment pourrais-tu dire, selon le précepte évangélique : « Paix à [PAGE 33] cette maison », si tu n'es pas en paix avec ceux qui sont dans la maison ?
27. Les plus fervents ont coutume d'ajouter à leurs prières : Alleluia, et des formules psalmodiques de ce genre, auxquelles répond l'assistance. Cette pratique à coup sûr est excellente qui, pour honorer Dieu, tend à lui présenter une prière compacte comme une sorte d'offrande opime.

28. L'offrande spirituelle

Telle est bien l'offrande spirituelle qui met fin aux sacrifices d'autrefois. « Que m'importe la masse de vos sacrifices ? Je suis rassasié de vos holocaustes de béliers et ne veux plus ni de la graisse des agneaux ni du sang des taureaux et des boucs. Qui vous a demandé ces victimes » (Is 1,11) ? L'évangile nous apprend ce que demande Dieu : « L'heure viendra, est-il dit, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité. Dieu, en effet, est esprit » (Jn 4,23). Voilà les adorateurs qu'il réclame.
Nous, nous sommes les vrais adorateurs et les vrais prêtres, quand nous prions en esprit et lui offrons notre prière comme une hostie idoine et agréable, celle qu'il a demandée et qu'il s'est réservée. Nous la portons à l'autel de Dieu, offerte de tout coeur, nourrie de foi, purifiée de vérité, intègre par sa sincérité, pure et chaste, couronnée de charité [NOTE 17], avec un cortège de bonnes oeuvres, au milieu des psaumes et des hymnes. Elle nous obtiendra de Dieu tout ce que nous pouvons demander.

29. Efficacité de la prière

Que peut, en effet, refuser à une prière faite « en esprit et en vérité » un Dieu qui la réclame ? Nous lisons, nous entendons, nous voyons les preuves de son efficacité. Autrefois la prière délivrait des flammes, des bêtes, de la faim, et pourtant elle n'avait pas reçu sa forme du Christ. Combien plus efficiente la prière chrétienne ! Elle ne place pas au milieu des flammes un ange pour [PAGE 34] répandre la rosée ; elle ne ferme pas la gueule aux lions et ne donne pas à des affamés le repas d'un campagnard [NOTE 18]; elle n'écarte jamais par une action de sa grâce le sentiment de la souffrance ; elle laisse souffrir, sentir, pâtir, elle instruit par la douleur, elle augmente la grâce à mesure du courage, si bien que la foi sait ce qu'elle obtient de Dieu, en comprenant ce qu'elle souffre pour Dieu.
La prière d'autrefois infligeait des maux, taillait en pièces des armées ennemies, empêchait le bienfait des pluies. Aujourd'hui la prière de justice détourne la colère de Dieu, veille sur les ennemis, supplie pour les persécuteurs. Quoi d'étonnant qu'elle tire les eaux du ciel, elle qui a pu en faire descendre le feu !
La prière seule peut vaincre Dieu. Le Christ n'a pas voulu qu'elle eût aucun effet néfaste: son efficacité est toute de bienfaisance. Son action est de retirer les âmes des morts du chemin de la mort, de guérir les infirmes, de rendre la santé aux malades, de chasser le démon des possédés, d'ouvrir les portes des prisons, de dénouer les liens des innocents.
C'est elle encore qui efface les fautes, repousse les tentations, éteint le feu des pers_cutions, console les affligés, charme les coeurs magnanimes ; elle conduit les voyageurs, apaise les flots, effraie les brigands, nourrit les pauvres, infléchit les riches, relève ceux qui sont tombés, arrête dans leur chute ceux qui tombent, affermit ceux qui sont debout.
La prière est le rempart de la foi, notre armure offensive et défensive contre l'ennemi qui nous guette de partout. Ne nous avançons jamais sans armes. Le jour, pensons à la station, la nuit à la veillée d'armes. Sous les armes, gardons l'étendard de notre chef, attendons dans la prière la trompette de fange.
Tous les anges prient également, toutes les créatures prient, les animaux domestiques comme les bêtes sauvages prient, ils plient le genou, en sortant de leurs étables ou de leurs tanières, ils lèvent les regards et une tête attentive vers le ciel, et à leur manière y envoient leurs soupirs. Les oiseaux eux-mêmes, le matin, prennent leur envol et montent vers le ciel, ils étendent leurs ailes en [PAGE 35] forme de croix, comme on tend les bras, et disent quelque chose qui semble une prière [NOTE 19].
Pourquoi parler davantage de la pratique de la prière ? Notre Seigneur lui-même a prié, à lui honneur et puissance dans les siècles des siècles.

NOTES

1. Nous empruntons la traduction de ce préambule à Steinmann, Tertullien, Lyon, 1967, p. 95.
2. Tertullien distingue ici trois éléments caractéristiques de la prière chrétienne : elle doit être secrète (voir le paragraphe précédent), elle doit jaillir de la foi, enfin elle doit être brève (voir la suite).
3. Il y aura lieu pour le lecteur de comparer le commentaire de Tertullien avec celui de Cyprien pour discerner la dépendance de ce dernier.
4. Cyprien en commentant ce même texte explicite la pensée de Tertullien et dit qu'il s'agit des Juifs. Notons que l'évêque de Carthage est plus clair en affirmant la maternité de l'Eglise. « Nul ne peut avoir Dieu pour Père, s'il n'a pas l'Eglise pour mère. » Voir collection « Pères dans la foi », 9. Unité de l'Eglise.
5. Tertullien souligne le caractère eschatologique de la prière : elle appelle le retour du Seigneur.
6. Mot grec qui signifie l'aveu des fautes. Ce terme exprime aussi la pénitence publique, qui se pratiquait dans l'Antiquité chrétienne.
7. Il est fort probable que le geste est plus ancien et communément utilisé en de nombreuses religions.
8. Sur l'antiquité de ce geste, voir Prédication apostolique d'Irénée, c. 34, « Pères dans la foi », p. 43.
9. Voir Pasteur, Vision, 1,2 « Naissance des lettres chrétiennes », réédition 1980, p. 128.
10. A l'origine la station était l'heure de garde de la sentinelle. Ici le mot est appliqué au jeûne, veille chrétienne. Tertullien nous apprend la coutume d'emporter les espèces eucharistisques à la maison, où chacun se communiait lui-même.
11. Une des grandes préoccupations de Tertullien, qui touchent à la manie, est de s'occuper de la femme et de la vierge. Il consacre tout un livre à la Toilette des femmes.
12. Tertullien suit ici la traduction grecque qui porte « les anges ». Le texte hébreu dit au contraire « les fils de Dieu ».
13. Encore une de ces formules lapidaires, étincelantes dont Tertullien est coutumier.
14. Sur le rituel du mariage en Afrique, voir notre La vie quotidienne en Afrique du nord au temps de saint Augustin, Paris, 1979, pp. 90-93.
15. A comparer avec ce que dit Cyprien, L'Oraison dominicale, ch. 34.
16. Parole non écrite du Seigneur, que cite également Clément d'Alexandrie, Stromates, 1,19,94 et 11,15,71. Se rapproche de Gn 33,10 ; Ex 4,16 ; Mt 25,40.
17. Tertullien emploie ici le mot grec agapê. Est-ce par allusion au repas de charité ou agape, organisé dans le prolongement de l'eucharistie et pour partager effectivement le pain avec les pauvres ? La chose est très plausible. Voir notre étude Vie liturgique et vie sociale, Paris, 1968, pp. 170-175 ; 223-226.
18. Allusion à des faits bibliques : Trois jeunes gens dans la fournaise, Dn 3,49 ; pour Habacuc, voir Dn 14,32-38.
19. Curieuse présentation chez Tertullien d'une participation de toute la création à la louange de Dieu. Prélude à un cantique des créatures.