prêché le 20 janvier 413; PL 38, 155-162
dans Ichtus_11 : Les chemins vers Dieu (1967)
Traduction F. Quéré-Jaulmes

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Le désarroi du maître

1. Le psaume que nous venons de chanter au Seigneur nous semble un bon sujet d'entretien ; nous allons le méditer. Tu m'as pris par la main droite, par ta sagesse, tu m'as guidé, et tu m'as fait entrer dans ta gloire. Que le Dieu à qui s'adressait notre chant jette en nos cœurs une lumière plus vive, qu'il nous aide en sa compassion et sa grâce, moi à parler, vous à juger. Pour que ma voix porte plus loin, vous me voyez juché sur ma cathèdre. C'est pourtant vous qui me dominez, car vous êtes les juges, et moi je comparais à votre tribunal !

On nous donne le nom de maître, mais nous cherchons dans la foule notre maître. Nous ne voulons pas de ce titre dangereux contre lequel le Seigneur nous met en garde : Ne vous faites pas appeler maîtres, car votre seul maître est le Christ (Mt 23, 10). Il y a danger à se faire maître et au contraire sécurité à rester disciple. A mes oreilles, dit un psaume, tu feras entendre des chants d'allégresse et de joie (Ps 1, 10). Celui qui écoute la parole s'expose moins que celui qui l'annonce. Calme, il se tient près de lui, l'écoute et il est ravi de joie à la voix de l'époux (Jn 3, 29).

2. Écoutez les plaintes de l'Apôtre, devant une charge qu'il n'a pu refuser : J'ai été parmi vous craintif et tremblant (1 Co 2, 3). Il est donc [PAGE 223] plus prudent que nous qui parlons et vous qui écoutez, nous nous sentions les disciples d'un seul maître. Il est plus prudent, dis-je, et pour moi plus rassurant que vous m'écoutiez non comme un maître mais comme l'un des vôtres. Imaginez mon inquiétude quand je lis : Frères, ne soyez pas nombreux à assurer le rôle de directeurs, car tous nous avons bien des défaillances (Jc 3, 1-2). Qui ne frémirait lorsque l'Apôtre dit   tous ?

Et que dit-il ensuite ? Celui qui ne pèche pas en paroles est un homme parfait. Qui se flatterait d'être parfait ? Celui qui attend et qui écoute, ne pèche pas en paroles, celui qui parle au contraire, même s'il ne pèche pas (ce qui est un bel exploit !) souffre pourtant et craint de pécher. Aussi ne vous bornez pas à écouter nos discours, prenez aussi pitié de nos frayeurs. Énonçons-nous des vérités ? Comme toutes les vérités n'émanent que d'une vérité, ne nous louez pas, mais louez Dieu. Défaillons-nous (c'est bien humain) ? priez encore Dieu pour nous.

L'Apôtre n'échappe pas à l'inquiétude

3. Les Écritures sont saintes, véridiques, irréfutables. Toute Écriture est inspirée de Dieu, et utile pour enseigner, reprendre, redresser, convaincre (2 Tm 3, 16). Nous ne devons pas accuser l'Écriture si faute de bien la suivre, nous nous fourvoyons. La comprenons-nous ? Nous sommes dans le droit chemin. Ne la comprenons-nous pas ? Nous voilà hors du droit chemin. Nous sommes égarés, mais nous ne pouvons l'égarer. Elle reste le droit chemin où nous reviendrons, rejetant nos erreurs.

Mais souvent afin de nous exercer, l'Écriture emploie une langue charnelle, sans cesser d'être spirituelle : la Loi, dit l'Apôtre, est spirituelle, mais moi je suis charnel (Rm 7, 14). Elle est spirituelle et si elle marche souvent avec des êtres charnels, si elle leur parle une langue charnelle, elle ne désire pas qu'ils restent charnels.

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Une mère aime à nourrir son tout-petit, mais il lui déplairait qu'il restât tout petit. Elle l'étreint sur son cœur, le berce, le caresse tendrement, le nourrit de son lait. Elle donne tous ses soins à son enfant. Mais elle désire qu'il grandisse et ne voudrait pas toujours le traiter ainsi. Voyez l'Apôtre. Car nous le voyons mieux, lui qui n'a pas dédaigné de se donner le nom de mère, disant : Nous nous sommes faits tout petits au milieu de vous, comme une nourrice qui soigne ses enfants (1 Th 2, 7). Dans l'élan de sa vive et profonde tendresse, l'Apôtre s'est fait à la fois nourrice en disant qu'il soigne les siens, et mère en ajoutant ses enfants. Les nourrices s'occupent d'enfants, mais ce ne sont pas les leurs. Les mères confient leurs enfants aux nourrices, sans en prendre soin elles-mêmes. Et cet apôtre qui élève et nourrit les siens, prononce pourtant ce mot que je vous rappelais tout à l'heure : J'ai été parmi vous craintif et tremblant.

Indulgence du public.

4. Quel était donc ce peuple, dis-tu, qui lui inspirait tant de crainte et d'effroi ? C'est du lait que je vous ai donné, non une nourriture solide ; vous ne pouviez encore la supporter. Mais vous ne le pouvez davantage à présent car vous êtes encore charnels (1 Co 3, 2-3). Il les appelle charnels, mais aussi enfants dans le Christ. Il les blâme, mais sans les repousser. Charnels et enfants dans le Christ. Il ne désire pas que ses enfants dans le Christ, comme il dit, restent charnels. Il souhaite qu'ils deviennent spirituels, jugent de tout et ne relèvent du jugement de personne. L'homme animal n'accueille pas ce qui vient de l'Esprit de Dieu. C'est folie pour lui et il ne peut le connaître, car c'est par l'Esprit qu'on en juge. L'homme spirituel au contraire, juge de tout et ne relève du jugement de personne (1 Co 2, 14-15).

Il dit aussi : nous parlons de la sagesse parmi les parfaits (1 Co 2, 6). Mais [PAGE 225] pourquoi en parler, s'ils sont parfaits ? Qu'as-tu à dire à des parfaits ? Cherche en quoi consiste la perfection. Je n'aperçois peut-être pas encore un homme dont la connaissance soit parfaite, mais j'en découvre au moins un dont l'attention est parfaite. Car on peut être aussi parfait dans l'écoute, quand l'esprit est affermi et qu'on peut absorber des nourritures solides sans dégoût ni nausée. Quel est celui-là et nous le louerons ?

Mais je ne doute pas qu'il existe des gens spirituels qui savent à la fois écouter et juger. Ce n'est point parmi eux que j'ai peur, car s'ils me trouvent charnel, ils seront pleins d'indulgence envers moi et s'ils comprennent ma parole, ils m'approuveront.

Dieu a-t-il un corps ?

5. J'aborde ici le psaume que nous chantions. Tu m'as pris par la main droite. Amène-moi un auditeur charnel. Que pensera-t-il ? Que Dieu est apparu sous forme humaine, qu'il lui a pris la main droite (et non la gauche), l'a conduit en sa sagesse et l'a élevé où il lui a plu. Comprendre ou plutôt s'imaginer cela, c'est ne rien comprendre. Car comprendre, c'est comprendre la vérité. Et c'est ne pas comprendre que de croire en des idées fausses. Si donc l'homme charnel croit que la nature et la substance divines comportent des membres distincts, une forme déterminée, un volume donné, qu'elles sont circonscrites dans l'espace, que ferai-je de lui ? Dirai-je : non, Dieu n'est pas ainsi ? Il ne comprendra pas. Dirai-je : oui, Dieu est comme tu dis ? Il comprendra peut-être, mais je l'aurais trompé. Je ne puis dire que Dieu est ainsi, je mentirais. Et sur qui ? Sur mon Dieu, sur mon Sauveur, et mon Rédempteur, sur mon espérance, sur celui vers qui je tends mes mains, mon désir. Ce n'est point faute légère que de proférer de tels mensonges. Se tromper sur Dieu est déjà regrettable et fâcheux, mais mentir est un désastre. Et tout mensonge n'est pas une erreur. Se tromper, c'est croire vraie une idée qui ne l'est pas. Enoncer une idée que l'on croit vraie n'est pas un mensonge mais une erreur. Que Dieu accorde de ne pas se tromper à qui hait le mensonge !

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Le croyant est le temple de Dieu

6. Ainsi notre pauvre petit enfant croit que Dieu est comme il le dit, qu'il possède des membres en un certain ordre assemblés, qu'il a une figure particulière, un corps délimité, qu'il demeure et se meut dans l'espace, selon la parole : Où irai-je loin de ton esprit ? Où fuirai-je loin de ta face ? Si j'escalade le ciel, tu es là. Si je me couche dans l'enfer, te voici (Ps 139, 7). Il est au ciel, il est sur la terre, il est dans l'enfer. Que fait alors notre petit ? S'il m'entend, qu'il cherche avec la Samaritaine, des montagnes et des temples, par où venir à Dieu, à Jérusalem, à la montagne de Samarie (Cf. Jn 4, 20). Qu'il ne se presse pas vers un temple visible, qu'il ne cherche point de temple par oùrejoindre Dieu. Qu'il soit lui-même le temple et Dieu viendra en lui. Dieu ne sait ni mépriser, ni fuir, ni dédaigner. Il daigne au contraire. Il ne dédaigne pas, écoute sa promesse. Écoute-la. Il daigne promettre. Il dédaigne la menace.

Le Père et moi viendrons à lui (Jn 14, 23). A lui : à celui dont il parlait plus haut, qui l'aime, qui obéit à ses commandements, garde ses lois, aime Dieu et aime son prochain. Nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure.

Dieu en nous, agrandit

7. Il ne se sent pas à l'étroit dans le cœur des croyants, lui qui trouvait trop étroit le temple de Salomon. Car Salomon lui-même dit en le construisant : Si le ciel du ciel ne te suffit pas (2 Ch 6, 18). Oui, le temple de Dieu est saint et vous êtes ce temple. Nous sommes le temple du Dieu vivant (1 Co 3, 17), dit-il dans un autre passage. Et comme si on lui demandait une preuve, il dit : car il est écrit : j'habiterai en vous (2 Co 6, 16).

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Si un grand seigneur te dit : « Je viendrai chez toi », que feras-tu ? Ta maison est toute petite. Te voilà soucieux, inquiet. Tu souhaites qu'il ne vienne pas. Tu n'as pas envie de recevoir un grand dans un logement minuscule. Ta pauvre petite maison ne pourra pas l'accueillir.

Mais ne crains pas la venue de ton Dieu, ne crains pas son amitié. Il ne te mettra pas à l'étroit, lorsqu'il viendra; il t'agrandira plutôt. Pour que tu saches qu'il t'agrandira, il ne t'a pas seulement promis de venir en disant : j'habiterai en eux, il t'a aussi promis de t'agrandir, enajoutant et j'y marcherai. Tu vois, si tu aimes, l'espace qu'il te donne. La peur est une souffrance, elle nous oppresse. Mais vois l'immensité de l'amour : L'amour de Dieu s'est répandu dans nos cœurs (Rm 5, 5).

Nous avons reçu un gage

8. Tu lui cherchais une place. Qu'il t'agrandisse en demeurant en toi, car son amour s'est répandu en nos cceurs, non par nous-mêmes, mais par l'Esprit saint qui nous a été donné. L'amour s'est répandu en nos cœurs et Dieu est amour (1 Jn 4, 8) : voilà déjà un gage quelconque que Dieu marche en nous. Car nous avons reçu un gage. Quel est ce gage, que nous assure-t-il ? Des textes parlent d'arrhes au lieu de gages. Les traducteurs ont voulu exprimer la même idée. Pourtant l'usage a établi une différence entre arrhes et gages. On rend un gage après avoir reçu ce qu'il garantissait. Je crois que la plupart d'entre vous me comprennent. Je ne le vois pas, mais vos entretiens, vos discussions me montrent que ceux qui ont compris donnent des explications aux autres.

Je m'exprimerai donc un peu plus clairement, afin que vous compreniez tous. Un ami, par exemple, te prête un livre. Tu lui donnes un gage en échange. Lorsque tu lui rendras son livre, que tu lui avais ainsi garanti, il te rendra le gage en reprenant son bien. Il gardera pas les deux objets à la fois.

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Il ne sera jamais repris

9. Eh quoi, mes frères ? Dieu a donné son amour en gage, par le Saint-Esprit ; quand il rendra le bien que ce gage garantissait, nous ôtera-t-il le gage ? Oh ! non. Il ne fera que compléter ce qu'il a donné. Voilà pourquoi des arrhes valent mieux qu'un gage. Tu t'apprêtes par exemple à payer un objet que tu acquiers aux termes d'un contrat loyal ; tu verses un acompte. Ce sont des arrhes, non un gage. Tu compléteras la somme, loin de la reprendre.

Je trouve un homme qui aime Dieu : il a des arrhes et il désire les compléter. Qu'il les considère. La somme que ces arrhes garantissent se complétera. Qu'il les considère, qu'il les médite, qu'il les contemple, qu'il les interroge sur leur complément, qu'il ne voit pas. Qu'il ne cherche dans ce complément rien d'autre que ce qui est dans les arrhes qu'il a perçues. Dieu, peut-être, donnera de l'or, complétera le paiement en or, et il a versé des arrhes pour de l'or. Mais je crains que tu ne préfères le plomb à l'or. Regarde ces arrhes, si je puis te convaincre de les regarder. Dieu est amour.

10. Nous avons déjà reçu quelques gouttes de rosée. Ah ! Quelle est donc la source qui répand une telle rosée ? Humecté par cette rosée, mais tout brûlant pour cette source, dis à ton Dieu : en toi est la source de vie (Ps 36, 10). Cette rosée t'a donné soif, la source te désaltérera. Là est ce qui nous suffit.

Les fils des hommes espéreront à l'ombre de tes ailes (Ps 36, 8). Pourquoi désirons-nous si vivement ces bienfaits que Dieu donne aussi aux bêtes ? Ce sont des bienfaits sans doute. Le plus léger d'entre eux ne vient-il pas de celui dont il est dit : Du Seigneur tout est bienfait (Ps 3, 9) ?

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La compassion de Dieu

11. Le psaume continue : hommes et bétail tu sauveras, Seigneur, ta compassion s'est partout répandue, ô Dieu. Ta compassion s'est tellement répandue qu'elle ne touche pas seulement les hommes, mais s'étend jusqu'au bétail. Si grande est ta compassion que tu fais lever ton soleil sur les bons et sur les méchants, et répands la pluie sur les justes et sur les injustes (Mt 5, 45). Quoi ? Tes saints ne sont-ils l'objet d'aucune grâce particulière, les bons ne reçoivent-ils rien que tu ne donnes aussi aux méchants ? Mais si. Écoute la suite.

Hommes et bétail tu sauveras, Seigneur, disait le psaume. Ta compassion s'est partout répandue, mon Dieu. Puis il ajoute : les fils des hommes. Que vient-il donc de dire ? Les hommes n'étaient-ils pas les fils des hommes ? Hommes et bétail tu sauveras, Seigneur, mais les fils des hommes… quoi ? Les fils des hommes espéreront à l'ombre de tes ailes. Voilà ce qu'ils ne partageront pas avec les bêtes. Mais pourquoi parler des hommes et des fils des hommes ? Les hommes ne sont-ils pas aussi les fils des hommes ? Oui, les hommes sont les fils des hommes. Pourquoi marquer cette distinction ? Parce qu'il est un homme qui n'était pas le fils de l'homme. L'homme qui n'est pas le fils de l'homme, c'est Adam. L'homme qui est le fils de l'homme, le Christ. Comme tous meurent en Adam, tous aussi revivront dans le Christ (1 Co 15, 22). Les uns cherchent la vie avec des bêtes qui meurent, et ils meurent sans espoir de vivre. Ils ne cherchent pas la vie avec les fils des hommes afin de ne jamais mourir ! Voilà un point tiré au clair. Ces hommes n'ont partie liée qu'avec des hommes, les autres l'ont avec le fils de l'homme.

Boire la vie

12. Que dit-il encore ? Les fils des hommes espéreront à l'ombre de tes ailes. Oui, j'espère, et voici mon espérance. Mais ce qui se voit [PAGE 230] n'est pas de l'espérance (cf. Rm 8, 24). Ce sont donc des biens futurs qui leur sont promis, et qui les enivreront. Ils s'enivreront de l'abondance de ta maison. Je suis inquiet : il cherchait tout à l'heure des membres en Dieu, ne pense-t-il pas à présent qu'il va s'enivrer de la profusion non des biens ineffables, mais des orgies et des festins charnels ? Disons-le pourtant, et qu'il pense ce qu'il pourra ; s'il ne peut penser mieux, qu'il ne quitte pas le sein maternel, et grandisse pourtant.

Aspirons à ces biens, nous qui le pouvons et de toutes nos forces régalons-nous de ce festin spirituel. Ils s'enivreront de l'abondance de ta maison, et au torrent de tes délices tu les abreuves. De quel vin, de quelle liqueur, de quelle eau, de quel miel, de quel nectar ? Tu veux le savoir ? Car en toi est la source de vie. Bois la vie, si tu peux. Prépare ta conscience, non ta gorge, ton esprit, non ton ventre. Si tu as entendu, si tu as compris, si tu as aimé, de tout ton cœur, alors tu as déjà bu à cette source.

Présence de l'amour

13. Sache ce que tu as bu. Tu as bu l'amour ; tu le sens, c'est Dieu même. Tu as bu l'amour, mais dis-moi où tu l'as bu. Tu le sens, tu l'as vu, tu l'aimes, mais d'où l'aimes-tu ? Tout ce qui test cher, l'est par l'amour. Comment par l'amour ? Qu'aimes-tu, toi qui chéris l'amour ? Tu aimes, mais comment aimes-tu ?

L'amour vient en toi, tu le sens, tu le vois. Mais tu ne le vois pas en un lieu, tu ne le cherches pas avec des yeux de chair, pour l'aimer avec plus de force. Il n'a point de voix que tu entendes. Et quand il vient en toi, tu ne le vois point marcher. As-tu jamais senti l'amour entrer pas à pas en ton cœur ? Qu'est-il donc ? Quel est cet objet, qui est déjà en toi mais que tu ne peux toucher ? Apprends ainsi à aimer Dieu.

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Dieu présent et absent

14. Mais il marcha dans le paradis, mais il apparut au Chêne de Mambré (Gn 18, 1), mais il parla avec Moïse sur le mont Sinaï face à face. Eh quoi ? On le voit en un lieu, mais on ne l'entend point venir. Veux-tu entendre Moïse lui-même ? Ainsi tu ne me fatigueras pas comme un enfant nerveux, quand je veux te nourrir. Veux-tu donc entendre Moïse lui-même ? Il parlait à Dieu face à face. Mais à qui disait-il, sinon à ce Dieu avec qui il conversait : Si j'ai trouvé grâce devant toi, montre-toi à mes yeux (Ex 33, 11) ? Il lui parle face à face, comme on parle à un ami, et il lui dit : si j'ai trouvé grâce devant toi, montre-toi à mes yeux. Que voyait-il et que pressentait-il ? Si Dieu n'eût été là, lui aurait-il dit : montre-toi à mes yeux ? Nous ne pouvons dire que Dieu n'était pas là. Dieu absent, il eût dit : montre-moi Dieu. Et en disant : montre-toi à mes yeux, il fait voir que ce Dieu qu'il aspirait à voir, était bien devant lui. Et il lui parlait, face à face, comme l'on parle à un ami.

Veux-tu comprendre ? Écoute : Dieu était caché quand il apparut à Moïse. S'il n'eût point apparu, Moïse n'aurait pu lui parler face à face et dire : montre-toi à mes yeux, Et s'il n'eût point été caché, il n'aurait point cherché à le voir face à face. Si donc tu comprends, si tu as l'intelligence, Dieu peut à la fois apparaître et rester caché. Dévoiler son visage, et taire son mystère.

Dieu reste immuable

15. Tu as compris, de ton mieux, mais ne te prends pas à penser que Dieu pour apparaître, change sa nature dans la forme qu'il lui plaît. Dieu est immuable, et non seulement le Père, mais le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Au commencement était la parole, et la parole était en Dieu et la Parole était Dieu (Jn 1, 1).

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La parole même est le Dieu immuable, comme Dieu, en qui elle est Dieu. Ne t'imagine pas qu'une de ces personnes puisse s'affaiblir ou s'altérer. Dieu est le Père des lumières, chez qui n'existe aucun changement ni l'ombre d'une variation (Jc 1, 17).

S'il est immuable, dis-tu, qu'est-ce que ce visage sous lequel il a apparu quand il l'a voulu, et devant qui il lui a plu, marchant, parlant, se montrant même aux yeux de la chair ? Tu me demandes comment Dieu a manifesté sa présence. Que ne puis-je déjà expliquer comment il a fait le monde, comment il a fait le ciel, comment il a fait la terre, comment il t'a fait, toi !

Je le vois, réponds-tu, il m'a tiré de la boue. C'est vrai, tu sors de la boue, mais la boue ? Tu réponds : de la terre. Mais une terre, je crois, qui n'est point l'œuvre d'un autre ; c'est la terre qu'a faite l'auteur du ciel et de la terre. D'où vient donc la terre ? Il dit et cela fut (Ps 149, 5). Tu réponds bien, très bien même, car tu sais : Il dit et cela fut. Je n'en demande pas plus. Mais si je me contente de cette réponse : Il dit et cela fut, n'en demande pas davantage, toi non plus, quand je dis : il l'a voulu et il est apparu.

Dieu est le père de ceux qui le cherchent

16. Il est apparu lorsqu'il le jugeait opportun. Il est resté caché, selon son être. Un sentiment véritable ne se voit pas, l'amour ne se voit pas, ni la tendresse. Que ce gage t'enflamme comme il faisait aussi brûler Moïse qui disait à celui qu'il voyait : Montre-toi à mes yeux. Si nous le cherchons ainsi, nous sommes ses enfants. Car nous sommes les enfants de Dieu et ce que nous serons n'a pas encore apparu. Nous savons que lorsque cela apparaîtra, nous lui serons semblables, car nous le verrons tel qu'il est (1 Jn 3, 2). Non pas comme il a apparu devant le chêne de Mambré, ni comme il a apparu à Moïse ; nous n'avons point à lui dire : Montre-toi à mes yeux. Mais nous le verrons tel qu'il est. Pourquoi ? Parce que nous sommes les en[PAGE 233]fants de Dieu. Nous ne l'aurons pas mérité, nous ne le devrons qu'à sa grâce et à sa miséricorde.

Tu répandis, ô Dieu, une pluie de bonté, pour ton héritage, qui était exténué (Ps 68, 10) : il ne se flattait point de voir ce qui échappe à ses regards, mais il croyait en ce qu'il aspirait à contempler : et toi tu l'as affermi. Son héritage a été affermi, et nous ses fils, le verrons tel qu'il est.

Sans la paix, nul ne verra Dieu

17, Mais que dit le Seigneur de ses fils ? Heureux les ouvriers de paix, car ils seront appelés fils de Dieu (Mt 5, 9). Sur les questions obscures et difficiles, que nous ne comprenons pas bien, cherchons la paix. Ne nous enflons point d'orgueil les uns contre les autres (1 Co 4, 6). S'il y a jalousie et chicane parmi vous, vous ne possédez point la sagesse qui vient d'en haut. La vôtre est terrestre, animale, diabolique (Jc 3, 14).

Nous sommes les fils de Dieu, et nous reconnaissons que nous sommes ses fils et nous ne recevrons point ce titre, si nous ne sommes des ouvriers de paix. Nous n'avons plus moyen de voir Dieu si nous nous crevons les yeux en nous-mêmes.

18. Écoute ces mots et tu sauras pourquoi je m'exprime avec crainte et tremblement. Vous recherchez la paix avec tous et la sainteté sans laquelle nul ne pourra voir Dieu (He 12, 14). Comme il effraie ceux qui l'aiment ! Mais il n'effraie qu'eux. N'a-t-il pas dit : Recherchez la paix avec tous et la sainteté, sans laquelle vous serez jetés au feu, tourmentés par les flammes éternelles, livrés à d'infatigables bourreaux ? C'est vrai, mais il n'en dit mot. Il désire que tu aimes le bien, et non que tu redoutes le mal. Et il ne t'inspire d'effroi que [PAGE 334] dans l'objet même de tes désirs. Tu verras Dieu : et tu hais, tu disputes, tu répands le trouble ? Recherchez la paix avec tous et la sainteté sans laquelle nul ne peut voir Dieu.

Deux hommes qui voudraient regarder un lever de soleil seraient bien fous de se disputer sur le lieu où le soleil pointerait, et sur les moyens de le regarder, puis de faire dégénérer leur dispute en querelle, d'en venir aux coups et dans le feu de la bataille, de se crever les yeux ! Il ne serait plus question alors de contempler l'aurore !

Nous qui voulons contempler Dieu, purifions notre cœur par la foi, guérissons-le par l'amour, fortifions-le par la paix, car l'élan qui nous fait nous aimer les uns les autres est déjà un don de celui vers qui se lèvent nos regards.