par
Marie-Hélène Congourdeau,
directrice des collections des Éditions J.-P. Migne

Conférence prononcée le 13 septembre 2005 au colloque de l'ABCF sur "Editer et traduire", publiée dans le Bulletin de liaison de l'Association des Bibliothèques Chrétiennes de France, n° 129, Décembre 2005, p. 3-10, avec l'aimable autorisation du Président de cette Association.

Pourquoi une conférence sur l'abbé Migne dans un colloque sur "traduire et imprimer"? L'abbé Migne fut un imprimeur, certes, mais pas un traducteur, à moins de prendre en compte les traductions latines parues, en face (ou à la place) du texte original dans la Patrologie grecque. C'est qu'en fait, l'entreprise éditoriale de l'abbé Migne au XIXe siècle, en particulier dans ses Patrologies latine et grecque, trouve aujourd'hui son équivalent dans des entreprises de traduction de textes patristiques. Dans les deux cas, il s'agit de mettre les textes à la disposition du public chrétien. C'est pourquoi la maison d'édition créée dans la foulée du centenaire de la mort de l'abbé Migne, et qui s'est donné pour objectif de publier des traductions de Pères de l'Eglise, a pris le nom de ce grand éditeur.
Je vais donc voir avec vous, aujourd'hui, en quoi les Editions Migne s'inscrivent dans le sillage de l'abbé Migne.

I- L'ABBE MIGNE

A) JEUNESSE ET FORMATION
Jacques-Paul Migne est né le 25 octobre 1800 à Saint-Flour et mort en 1875: sa vie couvre à peu près le XIXe siècle. Il commence sa formation scolaire à Saint-Flour, jusqu'en 1817, date à laquelle le principal de son collège, qui vient d'être nommé à Orléans, décide d'emmener avec lui ce fils de commerçants doué, pour lui permettre de poursuivre ses études. Il suit donc à Orléans le petit séminaire, puis le grand séminaire, et se retrouve tout naturellement prêtre en 1824. Il est alors nommé vicaire à Orléans, puis curé à Puiseaux dans le Gâtinais. Il expérimente la vie du curé de campagne de ce milieu du XIXe siècle.
La révolution de 1830 draine avec elle une vague d'anticléricalisme qui touche la province aussi bien que la capitale. La procession de la Fête-Dieu menée par le curé de Puiseaux est l'objet de provocations, des drapeaux tricolores surgissent au passage du Saint-Sacrement; l'abbé Migne, qui n'est pas d'un naturel pondéré, le prend très mal et interrompt brutalement la procession. Scandale. Le voilà attaqué par les libéraux du coin. Il rédige toute une brochure pour justifier sa position, ce qui met dans l'embarras son évêque qui lui en refuse la publication. Il demande alors à être relevé de son rattachement au diocèse.
Notre abbé de trente ans monte à Paris. Il a le goût d'écrire, de publier, le journalisme lui paraît une œuvre utile pour l'Église. Il fonde des journaux: L'Univers religieux, qui deviendra L'Univers et qui sera repris par Louis Veuillot, La Voix de la vérité et même un journal intitulé Le Monde.
Le journalisme le déçoit; les journaux sont périmés aussitôt que publiés, il vise plus grand et plus durable. En 1836, il abandonne donc le journalisme pour l'édition, avec le projet de créer une bibliothèque universelle à bas prix et destiné à un large public.

B) PREMIERES EDITIONS
Pour son entreprise éditoriale, l'abbé Migne crée les «Ateliers catholiques» au Petit-Montrouge, dans le sud de Paris. Comme il voit grand, l'entreprise est en conséquence. Elle comptera jusqu'à cinq grandes presses à vapeur, un atelier de reliure et une fonderie pour les caractères. C'est ici que seront fondus les caractères grecs des Patrologies, et en particulier les premiers caractères grecs en italique, qui lui serviront pour imprimer les citations. Toute une équipe de composeurs, d'imprimeurs, de correcteurs travaille aux Ateliers; partis 300 au début, ils seront 596 quelques années plus tard. Les Ateliers Catholiques publieront jusqu'à trois volumes in quarto par semaine.
Il est à noter que parmi ces ouvriers, l'abbé Migne accueille en priorité des prêtres en difficulté, voire en rupture de ban, par exemple des prêtres mariés et chargés de famille, qui trouvaient difficilement à s'employer à cette époque.
Malgré la réputation (pas toujours imméritée) que traînent encore les Patrologies d'être bourrées d'erreurs matérielles et de coquilles, Migne attache une grande importance à la correction de ses volumes. Une publication peut compter jusqu'à cinq jeux d'épreuves, ce qui est considérable. Sûr de ses vérifications, l'abbé Migne promet 25 centimes par faute relevée par un lecteur.
Nous avons la chance de disposer d'une description pittoresque des Ateliers catholiques en pleine action, faite par un visiteur:
«La première fois que je visitais à Montrouge les ateliers de l'abbé Migne un employé me dit: Entrez dans ce magasin, prenez la rue de la Bible à droite, puis la rue Bossuet à gauche, et au bout vous trouverez M. l'abbé Migne, sur la place des Pères de l'Église. Et en effet, je traversais de longs couloirs formés de piles énormes de volumes in 4°, et à l'extrémité du magasin, je trouvais M. l'abbé Migne, indiquant sur la place des Pères de l'Église, l'emplacement réservé à l'édifice de Tertullien.»

Ainsi muni des instruments nécessaires, l'abbé Migne publie à partir de 1837:
- des Cours complets sur chaque branche de la science ecclésiastique et humaine, à savoir: un cours complet d'Écriture sainte en 28 volumes, un cours complet de théologie en 28 volumes,
- des Démonstrations évangéliques en 20 volumes,
- une Encyclopédie Théologique en 52 volume, composée d'une série de Dictionnaires de la Bible, de liturgie, de droit canon, des conciles, des ordres religieux, des religions du monde, de géographie, de chimie et minéralogie, des sciences occultes…,
- une Nouvelle Encyclopédie Théologique en 53 volumes (botanique, biographie, médecine pratique…),
- une Troisième Encyclopédie Théologique en 66 volumes (mythologie, légendes, apocryphes, papes…),
- la Collection intégrale et universelle des orateurs sacrés, soit deux séries de 67 et de 24 volumes,
- des ouvrages présentant les oeuvres complètes de saint Augustin, de Bérulle, de Bossuet, de saint François de Sales … sans compter une trentaine d'ouvrages hors collection, ce qui fait un total de plus de 1000 volumes in quarto en 30 ans.

L'abbé Migne publie donc beaucoup, vite et pas cher, ce qui entraîne naturellement la jalousie des éditeurs et des libraires à qui il fait concurrence et qui en appellent à Mgr Quélen, archevêque de Paris. Celui-ci demande à Migne de mettre fin à son entreprise, ce qu'il refuse bien évidemment; il se retrouve alors interdit de célébrer à Paris. Mais l'évêque de Versailles étant l'un de ses souscripteurs, il obtient de pouvoir célébrer à Versailles. Mgr Quélen, qui ne désapprouve pas son ouvrage, ferme les yeux.

C) LES PATROLOGIES
Ce qui nous intéresse ici particulièrement, ce sont les Patrologies. Comment l'abbé Migne a-t-il eu l'idée de cette entreprise phénoménale?
Il part d'un constat: depuis la Révolution, l'Église de France se trouve dans un piteux état intellectuel; la plupart des bibliothèques de diocèses ou de couvents ont été dispersées, la formation intellectuelle du clergé est insuffisante. Un évêque de l'époque, Mgr Calvet, évoque, à propos de sa propre formation au séminaire de Cahors, «cette manière de couper en menus morceaux la doctrine catholique et d'accoler à chacun de ces morceaux un texte de l'Écriture et un texte de Père, choisis parmi les plus courts».
De plus, son expérience de curé de campagne lui a bien fait connaître la difficulté que rencontre un prêtre désireux de se former, faute d'instruments de travail accessibles.
Les besoins existent donc, la demande n'attend que de s'exprimer, et pour y répondre on ne trouve que des anthologies qui fournissent les sources en miettes, des éditions introuvables et, quand on les trouve, d'un prix prohibitif, quelques collections des Pères (Magna Bibliotheca Patrum, Maxima Bibliotheca Patrum) incomplètes et trop chères.
L'abbé Migne veut donner l'accès direct aux sources; pour cela, il lui faut les rassembler, les publier et les vendre à bon marché. Il ne s'agit pas pour lui d'éditer les Pères (les éditions existent, même si elles ne sont pas toutes bonnes), mais de rendre accessibles les éditions qui existent, et surtout de les rassembler de manière exhaustive.
Voici comment il décrit son projet dans un prospectus:
«Le prix démesuré et toujours croissant des anciennes éditions, le besoin de plus en plus sérieux de recourir aux sources, surtout dans les investigations religieuses, le réveil de la science ecclésiastique et la restauration catholique du passé rendaient indispensable une nouvelle édition des Pères.» Il propose donc une «Reproduction chronologique et intégrale de la tradition catholique, pendant les 12 premiers siècles de l'Église, d'après les éditions les plus estimées.»

Pour cela, il lui faut bien sûr des collaborateurs. Le travail est immense, car il faut établir la liste des textes à publier, rechercher les éditions, se les procurer, les reproduire. Pour ce travail de bénédictin (les bénédictins de Saint-Maur se sont illustrés dans l'édition des textes chrétiens du passé), il songe tout naturellement aux bénédictins et s'adresse à Dom Guéranger, qui vient de restaurer la vie bénédictine à Solesmes; Dom Guéranger se montre intéressé par le projet; il ne peut, faute de temps, s'en occuper lui même, mais il a justement un novice qui présente le profil idéal: l'abbé Jean-Baptiste Pitra.
En 1842, Dom Pitra fait sa profession monastique à Solesmes. L'année suivante, il est nommé prieur à Paris et se met au service de l'entreprise patristique de l'abbé Migne. Voici un passage du contrat qui est alors signé entre Migne et Solesmes:
«Il sera publié une bibliothèque nouvelle et complète des Pères de l'Église latine et grecque, sous le titre de Cours complet de Patrologie, ... sous la direction exclusive du R.P. Dom Guéranger et de Dom Pitra, chargés solidairement de la partie intellectuelle de l'œuvre, et sous la direction également exclusive de M. l'abbé Migne pour tout ce qui est du matériel de l'entreprise, tant pour l'exécution que pour l'exploitation.»
Dom Pitra se met aussitôt au travail et compose la maquette de l'entreprise, c'est-à-dire, pour commencer par les Latins, la liste chronologique des auteurs latins des origines à Innocent III, le choix des éditions et des dissertations à choisir, en groupant à part les dubia (œuvres à la paternité douteuse) et les spuria (œuvres à l'illégitimité reconnue). Il s'agit de publier non seulement les textes mais aussi les introductions, les notes et les commentaires qui les accompagnent.

La collaboration s'avère très vite difficile, entre l'Éditeur épris d'efficacité et le moine épris d'excellence. Dès le début, Dom Pitra s'avise qu'il préfèrerait améliorer les éditions au lieu de les reproduire simplement, ce qui bien sûr allongerait les délais considérablement. Il vise la qualité scientifique, alors que Migne vise la quantité et la rapidité. D'autre part, Dom Pitra ne peut être corps et âme voué à l'entreprise Migne; il est aussi prieur d'une communauté, ce qui nous vaut cette plainte dans une lettre à Dom Guéranger, le 14 mai 1843: «Je vois qu'il faudra travailler la nuit pour les Pères et le jour pour les frères.»
L'année suivante, c'est la rupture. Migne veut aller trop vite; de plus, sa publicité ronflante et pompeuse indispose les bénédictins qui souhaiteraient plus de discrétion. Finalement, Dom Pitra abandonne la collaboration directe; il continuera à collaborer mais de loin; il fournira en particulier un grand nombre des éditions utilisées pour les Patrologies, collectées lors de ses voyages et de ses recherches en temps que simple bénédictin, puis de cardinal, enfin de préfet de la Bibliothèque Vaticane.

Migne aura d'autres collaborateurs. Citons Mgr Malou, évêque de Bruges (surtout pour les Pères grecs), H. Denzinger (l'éditeur des Symboles de foi), Hergenröther (le grand historien de Photius) et d'autres moins connus.
Migne recrute tous azymuts, ne cherchant que la compétence, où qu'elle se trouve. Ainsi, le 26 septembre 1855, il écrit au socialiste anarchiste Proudhon (qui avait été typographe):
«Monsieur,
Ma signature et ma proposition vous étonneront probablement quelque peu; mais la république des lettres étant sans contredit la plus vraiment libérale de toutes, je vais aux spécialités là où elles se trouvent, sans distinction d'opinions.
Je me permets donc de vous dire que je vais avoir à corriger beaucoup de grec et de latin, mais surtout du grec, savoir: la série entière des Pères orientaux. On me dit que vous êtes fort en accentuation, et qu'avec vous peu d'esprits et d'accents grecs passeront inaperçus. Voudriez-vous me consacrer quotidiennement un bon nombre d'heures? Combien, quand, où, et à quelles conditions? Si cela se peut, je préfèrerais que la lecture eût lieu dans mes bureaux; de même je préfèrerais payer à la qualité et à la quantité des matières plutôt qu'à l'heure. Le travail durerait 4 ans d'abord, puis nous verrions. Un mot de réponse, s'il vous plaît, et croyez-moi, Monsieur, votre bien humble et dévoué serviteur, l’abbé J.-P. Migne.»

Le résultat de tous ces efforts, ce sont les 222 volumes de la Patrologie latine (jusqu'à Innocent III) et les 161 volumes de la Patrologie grecque (jusqu'au concile de Florence), plus une Patrologie grecque en traduction latine. L'abbé Migne a réuni et sauvé de l'oubli une grande partie des éditions anciennes des Pères.

Mais en février 1868, c'est la catastrophe; un incendie ravage les Ateliers catholiques. Le dernier volume des index de la Patrologie latine et le dernier volume de la Patrologie grecque, qui étaient presque achevés (il s'en fallait de quelques jours), brûlent entièrement, de même que les éditions originales qui avaient été utilisés, et qui étaient des introuvables.
L'abbé Migne n'a pas le courage de reprendre son entreprise. Il meurt en 1875.

Certes, les Patrologies ont des défauts. Le grand philologue allemand Schwartz (l'éditeur des conciles) parle méchamment de la «cloaca maxima der Migneschen Patrologie». Il est vrai que la rapidité nuit parfois à la qualité; que l'on trouve des textes publiés deux fois, sous des noms différents; que les Patrologies ne reproduisent pas toujours les éditions les plus fiables, mais tout simplement celles qu'on a trouvées. Quelques références, quelques noms d'éditeurs sont omis, intentionnellement ou non (ainsi, Migne ne mentionne pas que pour les Novelles de Léon VI, il reprend l'édition de Zacharias de Ligenthal).
Mais à côté de ces faiblesses, que de qualités! Migne a remis en honneur l'étude des Pères et fait découvrir à l'Occident la patristique grecque et surtout byzantine; il a ainsi joué un rôle dans la redécouverte de la pensée orientale. Il n'a pas craint d'imprimer des auteurs jugés «hétérodoxes» ou «schismatiques», prenant le risque de voir ses volumes mis à l'index. Il a publié ses volumes le moins cher possible, pour mettre les Pères à la portée des pauvres curés de campagne et des laïcs. C'est ainsi que les Patrologies ont trôné longtemps dans les bibliothèques de séminaires et les cures de campagne; ce sont les pauvres curés de campagne qui auront été les principaux souscripteurs des Patrologies.

II- LE P. HAMMAN, ofm

A) QUI EST LE P. HAMMAN?
Né en 1910, 35 ans après la mort de l’abbé Migne, dans la Lorraine allemande (ce qui lui vaudra le privilège, appréciable pour un patrologue, du bilinguisme franco-allemand), le P. Hamman meurt en 2000: lui aussi couvre son siècle.
Entré chez les franciscains en 1928, il est prêtre en 1935. Durant la Seconde Guerre mondiale, il enseigne la théologie, à Metz, aux clercs de sa province; puis il réorganise le scholasticat franciscain réfugié à La Tourette près de Lyon. En même temps, il prépare une thèse sur Guillaume d'Ockam qu'il soutient en 1942.
Après la guerre, il enseignera la théologie et l'histoire de l'Eglise au couvent de Metz puis à Orsay; il sera ensuite chargé de mission, invité à enseigner la patristique à l'Unversité Laval au Canada, et à l'Istituto patristico Augustinianum de Rome.
C'est donc un enseignant, ou mieux: un pédagogue dans l'âme. C'est dans cette optique qu'il fondera, en 1981, la revue Connaissance des Pères, avec le P. Lin Donnat. Dans son premier numéro, consacré aux Pères Apostoliques, le ton est donné:
«(Cette revue) s’adresse à tous ceux qui veulent se former au contact de la grande Tradition de l’Église et recevoir d’elle lumière doctrinale et élan spirituel... CPE est accessible à tous: ceux qui commencent, ceux qui ont déjà une première initiation historique ou doctrinale, et ceux qui veulent se spécialiser pour devenir formateurs à leur tour.»
La bibliographie qui accompagne les études est classée en - Accès facile - Textes de travail - Niveau universitaire - dictionnaires - atlas.
Plus tard, dans la même optique d'enseignement, il fondera, parallèlement à ses collections patristiques, un cours par correspondance sur la patrologie: «Nos racines» dont l'objet est d'apprendre à travailler les Pères, à partir des textes.

Mais avant cela, le P. Hamman a suivi un itinéraire original. Ayant publié en 1952, chez Fayard, un volume de textes intitulé Prières des premiers chrétiens (la première édition, en 1952, a été publiée chez Fayard; réédition par le Livre de Poche en 1962; dernière édition, refondue, par DDB en 1981), il est surpris par le succès de ce livre qui sera réédité à plusieurs reprises, publié en collection de poche, traduit en sept langues dont le japonais. Ce succès lui fait prendre conscience de la soif de ses contemporains. Il récidive dont en 1957 avec Prières eucharistiques des premiers siècles (première édition chez DDB en 1957; réédition en 1969 avec une préface de Patrice de la Tour du Pin).
Mais bien vite, comme l'abbé Migne, il ne peut pas se contenter de publier des oeuvres isolées; il pense œuvre de longue haleine, c'est-à-dire collection. Gustave Bardy, qu'il rencontre à cette époque, encourage son désir de présenter le message chrétien aux hommes d'aujourd'hui dans un langage accessible.
La tradition chrétienne n'est pas réservée aux clercs: cette conviction prolonge et porte plus loin l'intuition de l'abbé Migne qui songeait d'abord à la formation du clergé, sans exclure toutefois celle des catholiques fervents.
Avec H.-I. Marrou, qui partage sa conviction, il décide de fonder une collection: ce sera la collection «Credo», publiée chez Plon. Il y fait la connaissance de Jean-Baptiste Dardel avec qui il collaborera dans son travail d'édition jusqu'à la fin de sa vie. La collection commence à paraître en 1953 et publie des auteurs de qualité: Louis Bouyer, Hans-Urs von Balthasar, Maurice Zundel. Balthasar en particulier suit attentivement la collection. Le P. Hamman écrira de lui dans son autobiographie: «Le 26 juin 1988, quand j'ai appris l'exode de Hans-Urs, je me suis senti orphelin. Irrémédiablement» (La vie est un long jour de fête, p. 172). Quant au Père Bouyer, il collaborera occasionnellement aux entreprises patrologiques du P. Hamman.
En 1959, Marrou, surchargé, renonce à co-diriger la collection. C'est la fin de «Credo», car le P. Hamman ne la conçoit pas sans son collaborateur.

B) SUR LES TRACES DE L'ABBE MIGNE
Il faut dire qu'il ne manque pas d'autres projets. A cette époque, et parallèlement avec «Credo», il a déjà commencé à suivre les traces de l'abbé Migne.
Dès 1952, un entretien avec le P. Mech, bibliothécaire de Fourvière, à propos du lancement du Corpus christianorum (collection d'éditions de Pères de l'Eglise, édité par Brepols Publishers, avec l'ambition déclarée de «créer un nouveau Migne»: http://www.corpuschristianorum.org/home.html; la collection donne le texte sans traductions), avait eu sur lui une influence décisive. Le P. Mech lui avait dit: «On entreprend sans cesse de nouvelles collections, et aucune ne se termine; il vaudrait mieux mettre à jour et compléter les Patrologies de Migne.»
Cette idée le poursuit: il faut compléter Migne. Il se met au travail et, de 1958 à 1974, il publie le Supplément à la Patrologie latine (Patrologiae latinae Supplementum, publié chez Garnier de 1958 à 1974), soit 4 volumes plus un volume d'index.

C) L'ENTREPRISE PATROLOGIQUE DU P. HAMMAN
L'entreprise patrologique du P. Hamman s'inscrit dans le mouvement de renouveau patristique de cette époque, illustré par l'épopée «Sources Chrétiennes», fondée par les PP. Daniélou, De Lubac et Mondésert. Selon le mot de Marrou, «Sources Chrétiennes représente l'enseignement supérieur: il manque le niveau de l'enseignement secondaire».
La plupart des gens, de nos jours, ne sont pas des spécialistes des langues anciennes. Ils n'ont pas forcément besoin du texte original; en revanche, il leur faut des traductions, mais ils ont besoin aussi d'explications, de glossaires, de cartes géographiques, de guides de lecture. De plus, ils n'ont pas toujours les moyens d'acheter des livres chers. Le P. Hamman, en bon frère de saint François, prenait toujours l'exemple des couvents de clarisses: «Quand vous fixez le prix, disait-il, pensez aux clarisses.»
Il décide donc de fonder une collection de textes patristiques traduits, largement encadrés d'outils de travail, et pas chers.
En 1957, il fonde ainsi la collection «Ichtus, lettres chrétiennes», aux Éditions de Paris où travaille à ce moment J.-B. Dardel. Sur le modèle de l'abbé Migne, il adopte un plan chronologique: en 1957 paraît Naissance des Lettres chrétiennes (Odes de Salomon, Lettre de Barnabé, Symbole des apôtres, Didachè, Pasteur d’Hermas), puis L'empire et la croix (Pères apostoliques, récits de martyres, quelques apocryphes du Nouveau Testament), puis La philosophie passe au Christ (Justin).
Mais ce genre de collection n'a jamais fait le bonheur des éditeurs qui préfèrent souvent les best-sellers vite rentabilisés aux oeuvres de fond qui mettent du temps à se vendre. Rompant avec les Éditions de Paris, le P. Hamman transporte sa collection chez Grasset. Il change le concept, abandonnant le classement chronologique pour un classement thématique, plus «vendeur». Paraissent ainsi Vies des Pères du désert, Riches et pauvres, Le Mystère de Noël, Le Mystère de Pâques.
C'est la grande époque de la collaboration avec France Quéré, qui fait un travail considérable avec le P. Hamman et un petit nombre de fidèles collaborateurs: elle traduit, annote, introduit, bref elle seconde le P. Hamman pratiquement jusqu'à sa mort en 1995.
Cependant, en 1965, la collection s'est à nouveau arrêtée par suite de problèmes avec la nouvelle direction de Grasset. De nouveaux événements vont relancer l'aventure.
Tout d'abord, en 1967, à la demande des Éditions Herder en Allemagne, le P. Hamman écrit un Guide pratique des Pères de l'Église qui paraît en allemand puis est traduit en français chez DDB (il sera repris pour devenir le 1er volume de la coll. «Pères dans la foi» sous le titre Les Pères de l'Église; la nouvelle édition révisée par lui-même est parue en 2000, l'année de sa mort).
D'autre part, de nouveaux best-sellers voient le jour sous sa plume, confirmant son intuition sur la soif du public. En 1971, paraît chez Hachette La Vie quotidienne des premiers chrétiens, suivie en 1979 par La Vie quotidienne en Afrique du temps de saint Augustin.

A la même époque, a eu lieu un événement fondamental: le centenaire de l'abbé Migne en 1975. Le P. Hamman devient la cheville ouvrière des manifestations de ce centenaire, qui comprennent la réimpression complète des deux patrologies, un colloque à Saint-Flour et la parution du livre du P. Hamman: Jacques-Paul Migne, le retour aux Pères de l'Église (coll. Le point théologique chez Beauchesne).
Cette activité autour de l'abbé Migne lui donne l'envie de reprendre les traductions de Pères. Il fonde alors l'Association Jacques-Paul Migne, association loi 1901, dont les membres deviendront les souscripteurs de sa nouvelle collection, pour garantir une diffusion minimale. Il lance alors la collection «Pères dans la foi», chez DDB.

Les «Pères dans la foi» sont une version rajeunie d'«Ichtus. Lettres chrétiennes». Voici comment il la présente: «Cette collection offre à tous les chrétiens qui désirent nourrir leur foi des textes d’importance majeure. Ces derniers sont généralement brefs mais toujours donnés dans leur intégralité. Ils manifestent que la tradition vivante répond aux interrogations des chrétiens d’aujourd’hui. Ceux-ci, comme leurs frères de tous les temps, ne doivent-ils pas rendre compte de l’espérance qui est en eux?»
La collection doit publier des volumes courts, des textes intégraux, un apparat pédagogique (introductions, index, glossaires) pour permettre au lecteur de saisir les enjeux et de faire un travail personnel. Le premier volume (qui porte le n°2) paraît en 1977: c'est Origène. La Prière. Le rythme de parution, soutenu au début, ralentit par la suite: 6 volumes puis 4 volumes par an.
En 1982, DDB change de propriétaire; la collection s'étiole puis s'arrête. Jusque là, trois éditeurs ont donc déclaré forfait: les Éditions de Paris, Grasset et DDB.
Qu'à cela ne tienne: le P. Hamman devient éditeur, avec la fondation des Éditions Migne, qui dépendent de l'Association J.-P. Migne et sont dirigées par J.-B. Dardel, le compagnon fidèle. Les Éditions Migne publient tout d'abord simplement les «Pères dans la foi», puis y ajoutent «Bibliothèque» à partir de 1994 (le P. Hamman était fasciné par le concept de la collection «Bouquins» et souhaitait publier des œuvres complètes). Ces collections seront d'abord distribuées par Brepols, puis par Littéral depuis 2000.

A l'occasion de ce changement éditorial, de nouveaux critères sont établis. La collection rencontre en effet des problèmes analogues à ceux de l'abbé Migne: beaucoup de volumes sont critiqués car publiés trop vite, les traductions sont souvent jugées peu fiables. Le redépart de la collection sous l'égide des Éditions Migne s'accompagne donc d'un effort pour une plus grande fiabilité scientifique de la collection, sans sacrifier l'orientation pédagogique. Pour cela, les traductions seront soigneusement révisées.
En 2000, la collection connaît sa crise la plus grave: le décès du P. Hamman à l'âge de 90 ans. Il aura travaillé jusqu'au bout, dans le service de long séjour où il résidait à l'Hôpital de Bon secours depuis quelques années. Quand je l'ai vu pour la dernière fois, la veille de sa mort, je lui apportais le manuscrit de Jérôme lit l'Ecclésiaste (PdF 79-80), pour avoir son jugement.

D) LE PRESENT ET L'AVENIR DES EDITIONS MIGNE
Les collections étaient tellement liées à la personnalité du P. Hamman que la question principale de l'Assemblée Générale de l'Association en automne 2000 fut de savoir si elles pouvaient continuer. Il se trouve que je me sentais liée par une promesse tacite, que le P. Hamman avait discrètement sollicitée dans sa dédicace manuscrite de l'exemplaire de son autobiographie qu'il m'avait offert en 1995: «Pour Marie-Hélène Congourdeau, en gratitude pour son action éclairée, sa collaboration assidue, pour l'achèvement de cette épopée que désormais nous vivons ensemble». Il me fallait achever l'épopée.
Vous me pardonnerez donc de parler un peu de moi, puisque l'histoire m'a rattrapée. Je suis arrivée aux «Pères dans la foi» au moment de la création des Éditions Migne; mon titre de chercheur au CNRS était pour le P. Hamman une garantie pour la nouvelle direction, plus scientifique, qu'il voulait donner à ses collections; entrée dans l'aventure pour réviser des traductions du grec, au fil des volumes, j'étais devenue petit à petit son bras droit, surtout pour les volumes grecs.
Depuis des années, le P. Hamman se cherchait un successeur pour continuer son oeuvre, et il n'en trouvait pas. Dans ses derniers mois, il m'avait confié ses collections et m'avait inondée de conseils pour la suite; je ne pouvais pas abandonner l'entreprise; j'ai cherché moi aussi quelqu'un qui puisse tenir le rôle du P. Hamman, mais moi non plus je n'ai trouvé personne; j'ai donc (provisoirement) accepté de prendre la direction des collections.
Mon handicap principal est que je ne suis pas patrologue, mais byzantiniste. Suivant les conseils du P. Hamman, j'ai donc réuni un comité littéraire d'une demi-douzaine de personnes engagées en patristique à un titre ou à un autre, qui se réunissent deux fois par an, pour élaborer les projets et suivre les chantiers en cours.
Nous ne publions actuellement que deux volumes par an, mais la collection continue avec des volumes latins, grecs et syriaques; les volumes présentent soit des textes d'auteurs (Augustin, Grégoire de Nysse, Éphrem), soit des thèmes (l'astrologie, l'enfant à naître, lire la Bible à l'école des Pères). Le volume 92 des PdF doit paraître à l'automne 2005 (La Mystagogie de Maxime le Confesseur); le quatrième volume de «Bibliothèque» (une somme sur l'Antichrist chez les Pères) est presque achevé; une quinzaine de volumes sont en préparation.

L'abbé Migne voulait mettre la tradition chrétienne à la portée de tous, riches ou pauvres, clercs ou laïcs; pour cela, il a publié des textes en grec et en latin. Aujourd'hui, publier en grec et en latin, ce n'est plus mettre à la portée de tous. Il faut traduire. Les Sources Chrétiennes elles-mêmes accompagnent le texte original de sa traduction, ce qui est une spécificité de la collection (le Corpus Christianorum, par exemple, ne traduit pas).
Mais on ne peut pas dire que les Sources Chrétiennes, quelles que soient leurs qualités immenses, soient une publication pour le grand public. C'est un élément indispensable de l'activité scientifique, mais lire un volume de Sources Chrétiennes suppose tout de même une certaine culture. Il reste un créneau, celui de traductions accompagnées de guides de lecture et de travail.

La traduction n'est pas une œuvre de second choix. Outre que c'est un art difficile (une traduction doit être à la fois fidèle et lisible), elle a de tout temps joué un rôle capital dans la transmission des idées. Que serait devenu le christianisme sans la Septante? aurait-il dépassé le stade d'une secte juive? Que connaîtrions-nous d'Origène sans les traductions latines de Rufin, ou d'Évagre sans les versions syriaques ou arméniennes?

Le P. de Lubac disait de l'actualité des Pères de l'Église qu'elle est une «actualité de fécondation». La vocation des Éditions Migne, dans le sillage de l'abbé Migne et du P. Hammann, est de faciliter cette rencontre fécondante de notre temps et de la tradition chrétienne des premiers siècles.

Marie-Hélène Congourdeau
CNRS Paris
http://www.cfeb.org/curiculum/mb_congourdeau.pdf

Bibliographie sommaire:
A. G. Hamman, Jacques-Paul Migne. Le retour aux Pères de l'Église, Paris, Beauchesne, 1975.
A. G. Hamman, « Le centenaire de l'abbé Migne et l'édition patristique », Augustinianum 14, 1974, p. 343-350.
A. G. Hamman, La vie est un long jour de fête, Paris, Brepols, 1995.
A. Mandouze et J. Fouilheron, edd., Migne et le renouveau des études patristiques: Actes du Colloque de Saint-Flour, 7-8 Juillet 1975, Paris, Beauchesne, 1985.