(1978) 
Introduction d'A.-G. Hamman, p. 9-19

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AMBROISE (339-397)

Issu d'une noble famille romaine, Ambroise étudia le droit et la rhétorique, puis entra dans la carrière administrative. Jeune il est gouverneur de la Ligurie avec résidence à Milan. Comme tel, il assiste à l'élection de l'évêque qui s'annonçait houleuse, la communauté étant partagée entre ariens et anti- ariens. Soudain les deux partis se mirent d'accord sur son nom. Il fut élu évêque contre son gré. Il n'était encore que catéchumène.
Ambroise fut un pasteur dans toute la plénitude du terme: docteur, défenseur des pauvres, directeur d'âmes, défenseur de la justice, missionnaire. Augustin le décrit «assiégé par la foule des pauvres, au point qu'on arrivait difficilement jusqu'à lui».
Dans son oeuvre, c'est l'intérêt pastoral qui domine. Ses écrits sur l'Ecriture (Genèse, Luc), représentent la plus grosse moitié de sa production. Il aime à mettre en scène des personnages bibliques, comme Noé, Abraham, Naboth. Plusieurs de ses ouvrages traitent de la femme, vierge ou veuve. Il nous reste deux catéchèses baptismales: les Traités des Mystères et des Sacrements.
Ambroise est le créateur du chant liturgique. Lui-même a composé des hymnes, qui en Occident sont chantées jusqu'à nos jours. Il impose à l'Eglise sa stature d'évêque.

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Pourquoi Ambroise raconte l'histoire de Naboth le pauvre

Le livre de saint Ambroise sur Naboth auquel nous accordons aujourd'hui une importance particulière a longtemps passé pour une oeuvre mineure. Il nous apparaît comme une prise de conscience des plus lucides sur l'origine de la propriété, le bon usage de la richesse, les droits des pauvres. C'est déjà un plaidoyer en faveur de l'«éminente dignité des pauvres» dans l'Eglise.
Ambroise n'est d'ailleurs pas seul à élever la voix dans l'Eglise. La Doctrine des douze apôtres ou Didachè avait déjà écrit au IIe siècle: «Tu ne renverras pas l'indigent mais tu auras tout en commun avec ton frère et tu ne diras pas que c'est à toi.»
Dans un Empire réconcilié avec l'Eglise, les Pères du IVe siècle surtout, n'ont jamais accepté pour autant de pactiser avec le pouvoir ni de fermer les yeux sur une situation économique et sociale qui écrasait les petits et les pauvres. Les prédications de Jean Chrysostome, de Basile surtout, le maître à penser d'Ambroise, de Grégoire de Nysse et de Grégoire de Nazianze n'ont cessé de répéter: «La terre a été établie en commun pour tous, riches et pauvres. Pourquoi vous arrogez-vous, à vous seuls, riches, le droit de propriété? La nature ne connaît pas les riches, elle nous enfante tous pauvres.»
Ambroise, ancien gouverneur de province romaine, était très au fait des questions économiques, des désastres d'une famine, des répercussions d'une livraison de blé qui n'arrive pas ou arrive avec retard. Les administrés d'hier sont devenus ses enfants aujourd'hui. Il les voit vivre le quotidien, il entend leurs doléances, il est assiégé par la foule des pauvres. Il a partie liée avec eux, leur cause est la sienne.
[PAGE 12] Que de fois, l'évêque de Milan n'a-t-il pas lu, entendu la clameur des «pauvres de Yahvé», en lisant les Psaumes? L'histoire du roi israélite Achab qui jette son dévolu sur la petite vigne appartenant au pauvre Naboth, de père en fils et qui se l'approprie de force, a longuement nourri sa réflexion. Ambroise y fait de nombreuses allusions dans ses lettres, dans les commentaires sur les Psaumes, dans le Contra Auxentium; il en parle dans son traité sur les Offices des ministres.
Pourquoi, en 389 ou 390, l'évêque de Milan entreprend-il d'écrire – il s'agit bien d'un traité rédigé et non d'une simple prédication – tout un traité social qui met en scène le roi et le peuple, le riche et le pauvre? La situation économique et sociale est difficile. L'empire romain est épuisé par ses guerres et ses conquêtes, gêné par sa démesure même, appauvri démographiquement. La régression économique qui s'aggrave pèse lourdement sur les classes laborieuses dans les villes comme à la campagne. Loin d'y porter remède, les pouvoirs politiques développent une fiscalité, qui écrase surtout les petits.
D'immenses fortunes terriennes se sont constituées; la disparité des riches et des pauvres, des propriétaires et de leurs colons est insolente, elle blesse le sens de la justice, elle est une insulte à celui qui a donné la terre à tous les hommes. Ce qui frappe dans la vie économique de l'époque, c'est l'absence presque totale de classes moyennes: «entre le luxe extrême et la misère, résignée ou hargneuse, il n'y a rien.»
Ambroise connaissait la condition des riches au Bas Empire du dedans, car il était patricien de naissance. Il pouvait invectiver ceux qui ne pensaient qu'à s'enrichir sur le dos des pauvres, parce qu'au départ il avait distribué toute sa fortune aux pauvres, avant de devenir leur avocat. Il avait toute autorité pour parler aux possédants comme aux puissants.
Nous sommes en 389 ou 390, années de grande production littéraire pour Ambroise, mais où les événements politiques se succèdent et rendent tendus [PAGE 13] les rapports entre les deux pouvoirs, entre l'empereur Théodose, qui, en 388, fait de Milan sa capitale, et l'évêque qui ne s'aligne pas sur la politique impériale.
Ambroise avait déjà eu maille à partir avec l'empereur Maxime au sujet d'un trésor confié par une veuve à l'évêque de Pavie. Théodose écrase Maxime sur la Drave et devient de fait le seul maître du monde romain. La même année 388, une famine à laquelle Ambroise se réfère à plusieurs reprises, a sévi en Italie; petits et pauvres en furent les premières victimes.
L'empereur qui n'avait rencontré en Orient que des prélats dociles se heurte à la personnalité d'Ambroise, qui commence par exclure le prince du choeur pour le mettre dans la nef au premier rang. Théodose rétorque en prenant des dispositions juridiques qui gênent l'Eglise: les curiales qui se font prêtres doivent abandonner à l'Etat tous leurs biens, les diaconesses ne peuvent faire don de leurs biens à l'Eglise, ni instituer un clerc dans leur testament. Disposition si excessive qu'elle sera rapportée, six semaines plus tard.
L'Eglise, Ambroise se sentent lésés. Ne sont-ils pas le Naboth de l'histoire sainte? La tension monte encore quand l'empereur pour venger un général goth assassiné à Thessalonique fait massacrer 7 000 personnes réunies dans le cirque de la ville. L'empereur ne fait-il pas penser au cruel roi Achab?
Le pouvoir n'est pas seul visé. Les historiens tout comme Ambroise s'en prennent aux accapareurs de biens-fonds. Les grands propriétaires s'enrichissent aux dépens des petits. La puissance des seigneurs terriens est telle qu'elle finit par se substituer à celle de l'Etat. Ils jouissent d'énormes privilèges en matière d'impôts, qui écrasent littéralement les petits propriétaires et les colons.
Accaparement des terres, cupidité croissante, qui sont comme le péché héréditaire du patriciat romain mais aussi de l'aristocratie chrétienne, au IVeme siècle, au déclin de l'Empire. A ces accapareurs, Ambroise rappelle une [PAGE 14] vérité d'essence chrétienne: la terre est donnée à tous les hommes.
Cette toile de fonds situe et éclaire le livre sur Naboth, le pauvre. L'évêque y recourt à la Bible, sa référence permanente, le livre qui nourrit sa réflexion, sa prédication, qui lui fournit les réponses aux interrogations fondamentales. Plus de la moitié de ses écrits sont consacrés à commenter les livres bibliques.
Improvisé évêque à Milan, Ambroise ne peut s'appuyer ni sur une longue tradition exégétique ni sur une théologie sociale de l'Occident. Augustin et Jérôme viennent après lui et vont enrichir l'Eglise latine. Seul Hilaire de Poitiers, lui léguait un commentaire de Matthieu et une explication des Psaumes.
L'évêque se tourne vers l'Orient, servi par une parfaite connaissance de la langue grecque, comme toutes les familles patriciennes de l'époque. Ses maîtres à penser seront Origène et les Cappadociens, dont il utilise constamment les prédications, les écrits et la méthode exégétique.
Origène fournit à Ambroise les principes de son interprétation biblique. Basile et les autres Cappadociens lui apportent un dossier de théologie sociale, provoqué par les mêmes problèmes économiques et sociaux qui pesaient sur la Cappadoce comme sur l'Italie.
Le maître à penser d'Ambroise dans le De Nabuthe est incontestablement Basile le Grand, l'apôtre social du IVeme siècle. A la fois réalisateur social et théologien politique, le riche patricien de Cappadoce, tout comme Ambroise s'est dépouillé de ses biens pour vivre la vie évangélique.
Son enseignement s'efforce de mettre en lumière les grands thèmes sociaux: égalité foncière de tous les hommes, destination des biens terrestres à l'avantage de tous et non pas de quelques privilégiés, éminente dignité de la personne humaine, exigences sociales de ceux qui détiennent la richesse et le pouvoir. L'influence de Basile sur Ambroise apparaîtra clairement à la lecture [PAGE 15] de deux sermons Contre la richesse et Contre les riches que nous fournirons en appendice [voir Riches et pauvres dans l'Eglise ancienne].
Nulle part cependant, Basile ni aucun des Cappadociens ne développe le thème de Naboth le pauvre. Cette mise en scène de personnages bibliques est propre à Ambroise. L'évêque de Milan, plutôt que de traiter de sujets abstraits, préfère les personnaliser: Isaac, l'âme, Jacob, la vie bienheureuse, Elie, le jeûne, Tobie, l'intérêt et l'usure.
Qu'il prêche ou qu'il écrive, l'évêque de Milan recourt à l'Ecriture. Il n'a jamais failli au devoir premier de sa tâche d'évêque qui était d'expliquer et de prêcher la Bible, quelles que fussent les charges de son ministère aussi lourdes et sans doute davantage que celles d'un évêque d'aujourd'hui: administration, direction spirituelle, formation du clergé, politique religieuse et sociale.
De son temps, Ambroise avait en Occident une véritable réputation d'exégète. Il est consulté de toutes parts sur les textes difficiles de l'Ancien et du Nouveau Testament. Il ne se soucie ni de science exégétique ni de critique textuelle mais dans la ligne d'un Philon ou d'Origène, il recourt à l'allégorie pour expliquer les contradictions, les invraisemblances, les passages scabreux qu'il rencontre.
Derrière l'histoire et le sens littéral, l'évêque cherche le sens que l'Esprit a semé «dans la foi et dans les histoires». La parole de son disciple Augustin pourrait être signée par Ambroise: «Lis les livres des prophètes sans y découvrir le Christ, il n'est rien de plus insipide. Découvres-y le Christ, non seulement tu y trouves une saveur mais jusqu'à l'ivresse.»
Si dans son traité sur Naboth, l'évêque utilise l'histoire sainte et s'y tient pour décrire le comportement du riche et les méfaits de la richesse, dans un autre livre, l'Exhortation à la virginité, le même Ambroise donne une interprétation plus allégorique du même récit, appliqué cette fois aux vierges: «Que nul Achab ne vienne détruire ou arracher votre [PAGE 16] vigne, fermez la porte à Jézabel, tourbillon de mondanité ... mais que vienne en vous le véritable Naboth envoyé par le Père; qu'il défende la vigne pour laquelle il a versé son sang et souffert la mort.» Ici Ambroise allégorise: Naboth figure le Christ, la vigne symbolise l'âme, la vierge ou plus généralement encore l'Eglise [NOTE 1].
Nous trouverons cette lecture spirituelle du pauvre et de la pauvreté, développée chez saint Augustin, le fils spirituel d'Ambroise. Mais tel n'est pas le propos de Naboth le pauvre. L'auteur y parle plus du riche que du pauvre. Achab y occupe le premier plan, malgré le titre du traité. Curieusement l'auteur y prend des libertés avec l'histoire. En particulier dans le traité, Dieu vient au secours du roi assailli pour le faire venir à résipiscence (71-72). En bon pasteur Ambroise est préoccupé de mettre en relief la pénitence du roi, peut- être pour accorder un répit à ceux qu'il flagelle (ch. 17).
Nouvel Elie, l'évêque de Milan veut défendre les droits du peuple, et d'abord des petits et des pauvres, qui n'ont d'autre avocat que l'Eglise. Il n'agit pas en contestataire de l'ordre mais en justicier du désordre moral et social, qui frappe des hommes sans défense et sans défenseur.
Ce serait faire preuve de courte vue que d'imaginer Ambroise comme un politicien transféré du domaine civil au service de l'Eglise, qui conserverait la nostalgie du pouvoir. Il connaît et utilise le droit romain mais au service de l'Evangile, il recourt à la diatribe des satiriques latins mais pour flétrir ceux qui frappent les pauvres. Si le ton est parfois cinglant, la doctrine est toujours mesurée. Les affirmations tombent comme des sentences:

[PAGE 17] «La terre a été établie en commun pour tous, riches et pauvres. La nature ne connaît pas les riches, elle qui nous enfante tous pauvres.» 2.
«Tu es l'intendant de tes biens et non leur souverain, toi qui enfouis ton or dans la terre, tu en es le serviteur et non le maître.» 58.
Affirmations qui ne sont pas propres au seul traité sur Naboth, mais qui se trouvent ailleurs. Par exemple dans le beau commentaire sur le Ps 118,8 ; Ps 118,22 : «Il est injuste que ton semblable ne soit pas aidé par son compagnon; d'autant que le Seigneur notre Dieu a voulu que la terre soit la commune possession de tous les hommes et en a servi les fruits à tous. C'est la cupidité qui a réparti les droits de possession. Il est donc juste que celui qui revendique comme propre ce qui a été donné en commun à tous les humains, en distribue sa part aux pauvres: ne refuse pas leur nourriture à ceux avec qui tu partages un même droit.»
Ces affirmations d'Ambroise font écho à la clameur des pauvres de Yahvé, qui font vibrer les Psaumes, le livre cher entre tous au coeur de l'évêque. N'est-il pas symptomatique que jusque dans le traité sur Naboth nous retrouvions le Ps 76 commenté! Si Rome a formé le commis de l'Etat, l'Evangile a fait saint Ambroise, et lui a fait découvrir l'Eglise des pauvres, l'Eglise de Naboth.

[PAGE 19] Le traité de Naboth le pauvre nous servira de texte-pivot pour étudier une question centrale d'un christianisme véritablement incarné de l'Eglise aux prises avec les réalités terrestres, la richesse, l'argent, dont l'actualité n'échappera à personne.
Ambroise se trouve en quelque sorte au carrefour de deux courants, qui mêlent leurs eaux à l'époque des Pères. Ceux-ci, grecs pour la plupart, Grégoire de Nysse, Grégoire de Nazianze, Basile le Grand surtout dégagent de l'Ecriture et de l'Evangile une doctrine sociale en vue d'une redistribution des biens, qui respecte la justice mais d'abord le créateur commun. Ambroise se situe dans cette ligne-là et reprend avec la vigueur de l'homme de loi l'enseignement de saint Basile.
Un autre courant, qui s'exprime dans l'écrit de Clément d'Alexandrie, Quel riche peut se sauver, offre ,une interprétation moins réaliste, moins charnelle mais plus spirituelle, plus psychologique aussi. Ce ne sont pas les richesses qu'il faut détruire mais le coeur de l'homme qu'il faut changer, car il est le siège de la cupidité chez les uns, de l'envie chez les autres. Saint Augustin, disciple d'Ambroise, développera cette interprétation de l'Evangile, qui en nous façonne «l'âme du pauvre». Nous en fournirons deux exemples particulièrement caractéristiques. [voir Riches et pauvres dans l'Eglise ancienne]

1. [PAGE 16] Textes où Ambroise fait allusion à Naboth:
- Lettres, 38, 7-8, 20, 14-19; 63, 75 (Elie face au pouvoir).
- Contre Auxentius, 17- 18.
- De l'Office des ministres, 11, 5, 17 et 111, 63 (Naboth est l'homme parfait).
- Exposition sur saint Luc, 1, 36; IX, 25, 32-33 (à propos de Luc 19, 9).
- Exhortation à la virginité, 30.
- Explication des Psaumes, 36, 19 (le patrimoine de Naboth est la foi).
- Psaumes 35, 15, 36, 19 et 37 (le pécheur pénitent).