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<-Présentation de Vincent de Lérins (mort avant 450)

Un seul livre a suffi à rendre célèbre Vincent de Lérins, un des livres les plus lus, des plus souvent traduits, au cours des siècles, le Commonitorium ou «aide-mémoire» que nous publions ici.
Vincent faisait partie de la célèbre abbaye de l'île de Lérins qu'il a illustrée comme Eucher de Lyon, Fauste de Riez. Ce fut, au Ve siècle, un des hauts lieux de la Gaule et une pépinière d'évêques. C'est là qu'il rédigea son ouvrage, dans la solitude et la paix.
Nous ne savons à peu près rien de la vie de Vincent. D'où venait- t-il ? Sans doute de Gaule. Il semble avoir été de bonne naissance, à en juger d'après sa culture. Il paraît être venu assez tard à la vie monastique, après avoir connu «le tourbillon amer et incohérent de la vie du monde». Il vient rejoindre à Lérins des fils de familles, patriciennes, qui s'étaient groupés autour du fondateur, Honorat, qui devint évêque d'Arles. Vincent, prêtre au monastère de Lérins, acquit une solide formation biblique et théologique, qui se font jour dans son œuvre.
Son ouvrage ne contribua pas peu au renom théologique de Lérins. Peu de livres de l'antiquité chrétienne ont eu une fortune aussi brillante dans les temps modernes, puisqu'on compte plus de 150 éditions et traductions.

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<-INTRODUCTION

« Existe-t-il une règle sûre, d'application générale, canonique en quelque sorte, qui me permette de distinguer la vraie foi catholique de l'erreur des hérésies ? » Cette interrogation fondamentale, qui était celle de Vincent de Lérins lorsqu'il écrivait son Commonitorium, demeure fondamentale pour les croyants de tous les temps. Il n'apparaît guère possible de professer consciemment la foi catholique sans se demander : comment vérifier la continuité de la même foi à travers les siècles ? Comment contrôler la communion dans la même foi des croyants dispersés parmi les continents et les cultures ? Faut-il attacher une importance particulière à l'expression de la foi des origines ? Quand dévie-t-on de la Tradition catholique et qui peut se prononcer à ce sujet ?… Toutes questions inévitables, mais qui ont revêtu une importance particulière dans les périodes d'effervescence ou de perturbation qu'a connues l’Église : lorsque la foi, née de l'Evangile de Pâques et de Pentecôte, fut particulièrement affrontée à l'épreuve du temps, entraînant l'épreuve de la diversité des cultures. Il ne fait pas de doute que de nombreux croyants soient amenés aujourd'hui à faire leurs ces questions. La révision des langages et les interprétations de la foi traditionnelle, la diversité des théologies, les recherches critiques largement vulgarisées, une certaine relativisation de l'autorité du Magistère ecclésial l'expliquent facilement. Beaucoup souhaiteraient acquérir une méthode de réflexion chrétienne qui leur permettrait, sans devenir pour autant des théologiens professionnels, d'accéder à une certaine autonomie pour vérifier l'authenticité de la foi qu'ils professent. C'est précisément à ces croyants en recherche que s'adresse la présente édition de l'œuvre majeure de Vincent de Lérins : sans s'attendre à trouver chez un auteur du 5e siècle une réponse exactement adéquate à leur questionnement de chrétiens du 20e siècle, il leur sera bénéfique de fréquenter le premier théologien qui ait, de façon quelque peu systématique, fait écho à un tel questionnement. [PAGE 12]

Vincent de Lérins

Celui que l'on nomme ainsi nous est historiquement peu connu. Il a pris soin de cacher son nom sous le pseudonyme de Peregrinus (le « Transumant », le Pèlerin) et nous devons à l'historien Gennadius de Marseille, dans son catalogue des hommes illustres, écrit dans la deuxième moitié du 5e siècle, de l'appeler Vincent. Il appartenait à ce groupe de moines chrétiens établi, dès le début du 5e siècle, dans une des Îles de Lérins. Un groupe monastique fortement identifié, composé de gens cultivés, qui devait obtenir un crédit considérable dans l'Église de son temps. Vincent décrit son lieu : « Loin de l'affluence des villes, loin de la foule, nous habitons une petite propriété écartée, et dans cette petite propriété la cellule d'un monastère où, sans être distrait, on peut mettre en pratique la parole du Psalmiste : « Demeurez en repos et voyez que je suis le Seigneur. Enfin le genre de vie que nous avons adopté nous encourage aussi dans notre dessein » (chap. 1). Ce monastère est aussi un foyer théologique [NOTE 1].

C'est aux environs des années 430-435 que Vincent écrit son Commonitorium. Qu'est-ce à dire ? Le terme latin désigne les instructions écrites que recevait, pour une affaire à traiter, un fonctionnaire de l'Empire : aide-mémoire, avertissement (du verbe commoneo, faire souvenir, conseiller). Ce « mémoire » théologique est d'abord destiné à l'auteur qui y résume ses notes de travail sur un sujet qui le préoccupe : les hérésies dans l'Église. Mais il n'est pas exclu qu'il ait eu l'intention de lui donner, en en améliorant la forme, une certaine diffusion car son intention est d'éclairer, de prendre parti, d'alerter : « La subtilité des nouveaux hérétiques, écrit-il, réclame de nous beaucoup de soin et d'attention » (chap. 1).

Pour rédiger ce « mémoire », Vincent a disposé d'un grand nombre de manuscrits et a beaucoup lu. Quelque peu dépassé par l'ampleur de sa documentation, il décide de faire un premier tome avec vingt-huit chapitres. Le chapitre 28e se termine ainsi : « Pour plus de commodité, j'achève ici ces notes. On trouvera le reste ailleurs. » Après quoi il se lance dans la rédaction d'un autre tome dont ne subsiste qu'un résumé (que les manuscrits appellent « Second [PAGE 13] Commonitorium ») : récapitulation de l'œuvre principale et appendice documentaire .

Le thème du Commonitorium [NOTE 2]

La plupart des manuscrits dont nous disposons se terminent par la finale : « Ici s'achève le traité de Peregrinus contre les hérétiques. » Ce qui explique que l'historien Gennadius intitule l’œuvre de Vincent : «Contre les hérétiques». Cela rend effectivement compte du ton de l'ensemble du mémoire, même si cela n'en constitue pas, pour le lecteur contemporain, l'intérêt principal. Vincent est véritablement tourmenté par la multiplicité des déviances doctrinales qui ont pris à partie la foi catholique, depuis que l'Apôtre Paul, dont il se réclame avec insistance, écrivait aux Galates : « Si quelqu'un, même nous ou un ange du Ciel, vous annonçait un Évangile différent de celui que nous vous avons annoncé, qu'il soit anathème ! » (Ga 1, 8 ; commenté dans les chapitres 8 et 9). Sa documentation l'a informé des débats qui ont conduit aux Conciles de Nicée et d'Ephèse. A travers Augustin, il est au courant des doctrines donatistes et du pélagianisme. Ce qu'il rapporte des opinions hétérodoxes d'Origène et de Tertullien (chapitres 17 et 18) est sans concession. D'une façon générale, il est porté à noircir le tableau et à se comporter en censeur impitoyable. Une telle sévérité procède, pour Vincent, de cette conviction : « Nous devons grandement redouter le sacrilège qui consiste à altérer la doctrine et à profaner la religion » (chap. 7). « II s'ensuit que tout catholique désireux de prouver qu'il est fils légitime de notre mère l'Église, doit adhérer à la sainte foi de nos pères, s'y attacher et y mourir. Il doit aussi détester les nouveautés impies, les haïr, les combattre et les pourchasser » (chap. 33).

Cette obsession anti-hérétique explique, pour une part, que le Commonitorium ne constitue pas un traité rigoureusement construit. De nombreuses digressions y trouvent place. Des chapitres plus doctrinaux et plus méthodologiques y alternent avec des chapitres plus rhétoriques ou plus documentaires, sans ordre nécessaire. Les formules frappées se dégradent parfois en jugements à l'emporte-pièce. On ne doit pas oublier, d'ailleurs, qu'il s'agit de notes de [PAGE 14] travail rédigées « pour suppléer aux défaillances de la mémoire » (chap. 1). Il reste que, provoqué par sa passion d'orthodoxie, Vincent en vient à poser les questions, que nous évoquions plus haut, concernant les critères de la foi vraiment catholique (principalement dans les chapitres 2, 23, 25, 27, 28) et qu'il témoigne, sur des points fondamentaux, de la foi de l’Église clarifiée par les grands Conciles du 4e et du 5e siècles (dans les chapitres 13, 14, 15, en particulier).

L'influence du Commonitorium

On est mal informé sur l'influence immédiate qu'a pu avoir le Commonitorium, en dehors de l'école théologique de Lérins. La théologie du Moyen-Age semble avoir ignoré cet ouvrage. La théologie des temps modernes l'a redécouvert et n'a cessé de s'y intéresser, jusqu'à nos jours. Il a été invoqué dans les controverses entre catholiques et protestants du 17e et du 18e siècles ; il a été présent dans les débats sur la foi au Concile de Vatican I ; on a fait appel à lui dans les lendemains de ce Concile, chez les Vieux-Catholiques ; on s'y est largement référé dans les polémiques au temps du modernisme catholique et dans la théologie qui a suivi.

Cet intérêt moderne — et souvent trop polémique — pour le Commonitorium s'attache, en vérité, à quelques pages seulement. Mais, pour être sélectif, l'intérêt n'est pas arbitraire. Il rejoint sans doute ce qui était le plus neuf et le plus éclairant dans la pensée de Vincent de Lérins : les critères proprement théologiques de la communion dans la foi. Vincent aime ce terme de communion, comme d'ailleurs toute l'Antiquité chrétienne : il loue les chrétiens d'Afrique qui, se séparant de Donat, « restèrent en communion avec les Églises du monde entier » (chap. 4) ; il recommande qu'on fasse confiance « aux Pères qui ont constamment vécu dans la foi et la communion catholiques » (chap. 28).

Trois critères de la communion sont explicités par Vincent de Lérins, par contraste avec l'hérésie. Le premier consiste dans l'unité de la foi à travers le temps et l'espace : « Il faut veiller avec le plus grand soin à tenir pour vrai ce qui a été cru partout, toujours et par tous » (chap. 2). Le deuxième consiste à vérifier la cohérence du progrès dans la foi : « Il faut donc que croissent et progressent [PAGE 15] beaucoup l'intelligence, la connaissance, la sagesse de chacun des chrétiens et de tous, celle de l'individu comme celle de l’Église entière, au cours des siècles et des générations, pourvu qu'elles croissent selon leur genre propre, c'est-à-dire dans le même sens, selon le même dogme et la même pensée » (chap. 23). Le troisième consiste à lire les Écritures dans la Tradition : « Le Canon divin doit être interprété selon les traditions de l'Église universelle et les règles du dogme catholique » (chap. 27). Ces trois critères ne sont pas nouveaux — Vincent l'affirme à plusieurs reprises — et on les trouve déjà plus ou moins formulés, chez Irénée au deuxième siècle, chez Tertullien au troisième siècle, chez Augustin plus récemment. Mais Vincent leur donne une forme plus argumentée et fixe ainsi une étape dans l'histoire de la réflexion théologique. Il importe donc d'en mesurer l'importance et les limites pour lire correctement le Commonitorium.

Le « Canon lérinien »

On a ainsi nommé de longue date le premier critère : « Quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditum est ». Ce qui a été cru partout : en Orient comme en Occident, car « il n'y a qu'une seule foi, vraie, celle que confesse l'Église entière, répandue sun toute la terre » (chap. 2). Ce qui a été cru toujours : depuis les origines et sans discontinuer « puisqu'en aucune manière nous ne nous écartons de ce qu'ont jadis proclamé nos pères et nos pieux ancêtres » (ibid.). Ce qui a été cru par tous car « ce que tous, ou la plupart d'entre eux, ont affirmé clairement, d'un même accord, fréquemment, avec insistance, tels une réunion de théologiens unanimes, ce qu'ils nous aurons transmis après l'avoir reçu de la Tradition, cela doit être tenu pour indubitable, certain et définitif » (chap. 28).

Le canon lérinien ne rencontre aucune difficulté lorsqu'il s'agit du kérygme chrétien, de la confession de foi qui rejoint le centre de l'Évangile : il ne peut y avoir qu'unanimité entre les croyants de tous les temps et de tous les espaces à ce niveau de l'expression primordiale de l'Évangile fondateur. Si du moins l'on admet que l'unanimité laisse place à des expressions diverses du même message, ainsi qu'il apparaît dans la rédaction des quatre Évangiles.

Le canon lérinien ne rencontre pas davantage de difficulté si on [PAGE 16] l'applique négativement : à savoir que ne sera jamais reconnu comme vrai par la foi ce qui ne serait affirmé que par quelques-uns, de façon nouvelle et dans im groupe particulier. On aurait clairement affaire à la nouveauté hérétique. Comme le dit Vincent : « Le vrai et authentique catholique sait que toute doctrine nouvelle, jamais encore entendue, professée par un seul homme en dehors de l’avis général des saints ou contre cet avis, n'a rien à voir avec la vraie foi » (chap. 20).

Mais la limite du canon lérinien apparaît lorsqu'on entreprend de l'appliquer de façon absolue pour chacun des articles de la foi catholique : soit que l'antiquité n'en témoigne pas de façon explicite (ainsi des dogmes concernant l'institution ecclésiale) ; soit que l'ampleur de l'adhésion hétérodoxe laisse planer provisoirement des doutes ; soit que certaines communautés fassent silence sur ce que professent d'autres, durant un certain temps. On sera, dans ces cas, amené à réduire le fonctionnement du canon lérinien à celui d'une visée régulatrice et à tempérer l'exigence absolue. Peut-être à faire appel à d'autres critères complémentaires.

On comprend que, au cours des siècles, ce canon ait été utilisé par des traditionnalistes et des fixistes, soucieux d'une tradition répétitive, littérale et archéologique, contre des affirmations dogmatiques de la foi catholique. Vincent de Lérins, en certaines de ses pages, semble tellement craintif devant les nouveautés qu'on voit difficilement la place laissée à des perceptions novatrices à l'intérieur de la foi. Ainsi : « Ce fut toujours la coutume, dans l'Église, d'estimer le degré de ferveur de chacun à la promptitude de son refus des innovations » (chap. 6) ; et ailleurs : « Si, en effet, il faut éviter la nouveauté, c'est donc qu'il faut s'en tenir à l'antiquité. Si la nouveauté est impie, l'ancienneté est sacrée » (chap. 21). Il faudra donc s'expliquer sur ce que l'on appelle nouveauté, et déjà Vincent ente ouvre la porte lorsque, à la fin du chapitre 22, il écrit : « Enseigne seulement ce que tu as appris ; fais le d'une manière nouvelle, mais garde-toi d'y introduire des nouveautés. »

Il n'y a pas à s'étonner de ce que, dans les controverses de jadis entre catholiques et protestants, le canon lérinien ait été utilisé par les deux parties au bénéfice de leurs démonstrations respectives : les catholiques pour convaincre les protestants qu'ils rejetaient indû-[PAGE 17]ment certains articles de foi portés par la Tradition ; les protestants pour prouver aux catholiques qu'ils ajoutaient des nouveautés à la foi traditionnelle. Cela n'infirme pas le canon, car il demeure évident qu'une doctrine unanimement et universellement reconnue depuis toujours par les chrétiens est, par là même, de foi authentique. Mais cela manifeste néanmoins que le canon ne peut être, malgré le caractère frappé de sa formulation, tenu pour le seul critère de communion si on l'applique toujours à la lettre. Sans doute est-ce là le motif pour lequel le magistère ecclésiastique ne l'a jamais officiellement repris à son compte [NOTE 3].

Le progrès dans la foi

Le deuxième critère de Vincent de Lérins a eu davantage la faveur du magistère ecclésiastique : il a été cité explicitement par le Concile du Vatican I (chapitre 4 de la Constitution sur la foi : cf. Denzinger 3020). Déjà la Bulle Ineffabilis Deus, du 8 décembre 1854, dans laquelle Pie IX définissait le dogme de l'Immaculée Conception de Marie, s'y référait (cf. Denzinger 2801). Le serment antimoderniste reprendra les termes (cf. Denzinger 3541). Le Concile du Vatican II, dans la Constitution sur la Révélation, fera un renvoi à la citation de Vatican I (Dei Verbum, 8) [NOTE 4].

Plus encore que le canon lérinien, le chapitre 23 du Commonitorium a été utilisé dans des sens divers. Tantôt on en retenait de préférence l'affirmation d'un progrès dans la foi « Ne peut-iI exister quelque progrès de la religion dans I'Église du Christ ? Assurément oui, et un progrès très grand. » Tantôt on insistait sur la suite : « À condition que ce progrès soit réellement un progrès pour la foi et non un changement… (Un progrès) dans le même sens, selon le même dogme et la même pensée. » À retenir la seule affirmation du progrès et l'analogie vitale par laquelle l'illustre Vincent de [PAGE 18] Lérins, on pouvait légitimer une évolution créatrice de la foi, ce que firent certains modernistes : mais c'était évidemment contredire le canon lérinien et livrer la pensée de Vincent à sa propre contradiction. À trop insister sur les conditions qui limitent le progrès dans la foi, on tombait à l'inverse, dans le risque de reprendre ce que l'on venait de concéder.

La pensée exacte de Vincent, si l'on se souvient du canon lérinien, semble pencher, en dépit du lyrisme avec lequel il parle du progrès, vers un progrès bien canalisé : progrès des formulations, de la conceptualisation, des langages, mais sans doute pas un progrès des affirmations. Newman l'a bien compris ainsi et a volontairement développé la pensée de Vincent au-delà de celle-ci. II semble légitime de le faire, compte tenu de ce qu'un théologien du 5e siècle ne pouvait faire face aux problèmes du dogme catholique dans son développement ultérieur [NOTE 5].

Ce que dit Vincent de Lérins du progrès dans la foi permet du moins de lever largement le soupçon de fixisme que l'examen du Canon lérinien faisait peser sur lui. C'est en confrontant et en faisant fonctionner ensemble les deux critères que l'on a quelque chance de saisir la pensée profonde de Vincent.

Écriture, Tradition, règles du dogme catholique

Vincent de Lérins est amené à constater que les hérétiques s'appuient sur l'Écriture pour contredire l'orthodoxie : « Ils se servent de l'Écriture, et avec passion ! On les voit courir de livre en livre à travers la Sainte loi, de Moïse aux livres des Rois, des Psaumes aux Apôtres, des Évangiles aux Prophètes ! » (chap. 25). Il importe donc d'établir un critère de l'usage de l'Écriture pour établir l'authenticité de la foi catholique. Il ne vient pas à l'esprit de Vincent de minimiser si peu que ce soit l'importance de l'Écriture, qu'il appelle « la loi de Dieu ». Pour lui l'Écriture, en elle-même, témoigne de la véritable foi. Mais il faut la garantir contre les interprétations erronées, et pour cela confronter les dires de l'Écriture avec les affirmations de la tradition de l'Église catholique ainsi qu'avec les enseignements des Conciles si il y en a. Ainsi s'esquisse dans le Commonitorium le principe d'une hermé-[PAGE 19]neutique ecclésiale qui se développera après la Réforme protestante.

Certains passages de l'ouvrage pourraient accréditer la position des deux sources de la foi : Écriture et Tradition. Il ne semble pas que ce soit la pensée de Vincent de Lérins. Parfois il emploie Tradition au sens fondamental, déjà accrédité par Irénée, que devait remettre en valeur le Concile de Vatican II : en ce sens où l'Ecriture fait partie de la Tradition. En d'autres passages, la Tradition est constituée par le témoignage des docteurs et des saints — les Pères — qui se joints à l'Écriture pour une mutuelle reconnaissance : « Qui sont ces Pères dont nous confrontons les idées ? Ce sont eux qui ont constamment vécu dans la foi et la communion catholiques : ceux qui ont constamment enseigné et sont toujours demeurés dans la foi qui sont morts fidèles au Christ ou qui ont mérité le bonheur de mourir pour lui » (chap. 28) [NOTE 6].

En même temps qu'à la Tradition des Pères, Vincent fait appel à l'autorité du Concile universel pour appuyer l'Écriture et guider son interprétation. Il pensait, sans nul doute, aux Conciles de Nicée et d'Ephèse, dont il connaissait bien les enseignements. « L'Église universelle et, plus spécialement, tout le corps des évêques, doivent d'abord posséder une connaissance pure de la religion et ensuite la transmettre à autrui » (chap. 22). Et au chapitre 29 : « Il faut prendre garde à deux choses, si l'on ne veut pas devenir hérétique : d'abord, existe-t-il un ancien décret, pris par tous les évêques de l'Église catholique, sous l'autorité d'un Concile universel ? Ensuite, si une nouvelle question se présente sur laquelle un Concile ne se soit pas encore prononcé, il faut recourir à l'opinion des Pères, mais de ceux-là seuls qui, à leur époque et en leur pays sont demeurés dans la communion et la foi et passent pour des maîtres éprouvés. Ce qu'il ont affirmé en plein accord peut être tenu pour vrai et catholique. » On voit ici comment la Tradition des Pères et le Concile se renvoient l'un à l'autre pour se confronter ensemble à l'Écriture : « Il est indispensable que l'exégèse scripturaire soit guidée par une seule règle, celle du sens ecclésial, tout particulièrement dans les problèmes qui constituent les fondements même du dogme catholique » (chap. 29).

[PAGE 20] Nous voulions seulement, dans cette introduction, éveiller le désir de lire le Commonitorium, en manifestant l'actualité des problèmes théologiques qui y étaient traités. Le lecteur contemporain, si il veut bien passer sur la rhétorique anti-hérétique pour faire siennes les questions posées par Vincent de Lérins, et les prolonger, ne sera pas déçu, croyons-nous.

P.A. Liégé, 1978

 

NOTES de l'introduction

1. [PAGE 12] Cf. F. BRUNETIÈRE et P. DE LABRIOLLE, Saint Vincent de Lérins, Bloud, 1906.

2. [PAGE 13] Excellentes introduction, traduction et annotation du Commonitorium par M. MESLIN, Editions du Soleil Levant, Namur, 1959.

3. [PAGE 17] Cf. Y. CONGAR, La foi et la théologie, Desclée, 1952 (pages 151-154, Note additionnelle : Le « Canon lérinien »). — W.S. REILLY, Quod ubique, quod semper, quod ab omnibus : étude sur la règle de foi de Vincent de Lérins, Paris, 1903.

4. [PAGE 17] On notera avec intérêt que le chapitre 23 du Commonitorium figure parmi les lectures de la Liturgia Horarium, Rome, 1971 (traduction française Livre des Jours, Desclée, 1976) pour le Vendredi de la 27e semaine du temps ordinaire.

5. [PAGE 18] J.H. NEWMAN, Essai sur le développement, trad. J. Goudon, Paris, 1948.

6. [PAGE 19] Cf. J. MADOZ, El concepto de la Tradición en S. Vincente de Lérins, Rome, Gregoriana, 1933.

 

<- [SOMMAIRE des chapitres du COMMONITORIUM]

[N.B. Les titres des chapitres ont été ajoutés au texte de Vincent de Lérins (G.B.)]

COMMONITORIUM I

1. Préface
2. Comment distinguer la vérité de l'erreur?
3. Application pratique du critère
4. Deux exemples historiques: le donatisme et l'arianisme
5. Témoignage de saint Ambroise, éloge des confesseurs
6. L'exemple du baptême des hérétiques
7. Tactique des hérétiques, comment saint Paul les a dénoncés à l'avance
8. Commentaire de l'Épître aux Galates 1, 8-9
9. Portée universelle et permanente des préceptes de saint Paul
10. Pourquoi Dieu permet-il l'hérésie dans l'Église?
11. Exemples de Nestorius, de Photin, d'Apollinaire
12. Digression sur l'hérésie de Photin, d'Apollinaire et de Nestorius
13. La vraie doctrine catholique sur la Trinité et la personne du Christ
14. Comment Dieu s'est fait homme véritable
15. L'unité de personne dans le Christ dès la conception virginale
16. Résumé des erreurs. Rappel de la doctrine catholique
17. Exemple d'Origène
18. Exemple de Tertullien
19. Conclusion qui se dégage de ces exemples
20. Le vrai catholique et l'hérétique
21. Commentaire de 1 Timothée 6,20-21
22. Fin du commentaire
23. Existe-t-il un progrès du dogme?
24. Nouveau commentaire de 1 Timothée 6,20
25. De l'usage hérétique de l'Écriture
26. Satan, patron des hérétiques
27. Rappel de la règle de foi
28. Comment utiliser l'autorité des Pères

Le second COMMONITORIUM

29. Exemple du concile d'Ephèse
30. Témoignage des Pères du concile d'Ephèse
31. Intervention du bienheureux Cyrille au concile d'Ephèse
32. Les lettres des papes Sixte III et Célestin
33. Conclusion