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Notre-Dame de Paris, 10 février 1980

 

[PAGE 2] Un matin de printemps 1977, je me trouvais à Hippone la Royale. Je voulais revoir les lieux avant d'écrire la Vie quotidienne en Afrique du nord au temps de saint Augustin. Je me suis assis dans l'exèdre (ou abside) de l'antique basilique en ruines, là même où l'évêque, si souvent, s'était installé dans une cathèdre surélevée, couverte de damas.

Il m'a paru entendre à nouveau la voix incomparable d'Augustin, sentir vibrer son cœur, bruissant comme la mer toute proche, «figure du monde, dit-il lui-même, aux eaux de sel, amères, tumultueuses, balayées par les tempêtes». D'Augustin lui-même, il ne reste rien, pas une pierre, pas une inscription, pas un souvenir.

À quoi bon le chercher en une église en ruines; il n'appartient ni à l'Algérie, ni à l'Afrique; sa cathédrale est désormais le monde.

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I – L’homme

Il tenait de son peuple, au sang mêlé, la solidité, la résistance physique de l'homme des plateaux. Elle lui permit de mener deux existences : le jour, de se consacrer à ses ouailles, la nuit, à ses écrits ; de faire la navette entre Hippone et Carthage, de voyager de l'est vers l'ouest, du nord au sud, à dos de mulet, toujours sur la brèche ; et de vivre jusqu'à soixante quatorze ans. Il meurt en 430.

La terre forge une race. Le soleil l'éveille et ne l'écrase pas, il féconde le travail comme le rêve, l'action et la contemplation. L'Afrique a fait Tertullien et Augustin, l'homme des excès qui achève sa vie en des élucubrations montanistes, et le futur évêque d'Hippone à qui les peintres mettent en mains un livre mais surtout un cœur, un cœur qui brûle.

Augustin tient de cette terre brûlée de soleil un tempérament incandescent, impulsif, passionné, sensuel, porté à l'extrême. Plus musicien que peintre, plus attentif à la voix qu'à la beauté d'un paysage, il est tendre et passionné, rompu à la dialectique et orfèvre du verbe, sensible à l'ironie et au sarcasme, plus sensible à la magie des mots, au chatoiement de tout ce qui éblouit. On pourrait lui donner comme totem l'escarboucle, qui brille jusque dans la nuit, et qu'il décrit à ses auditeurs amusés.

L'orateur est incapable de résister à un jeu de mots, fût-il médiocre. Rhéteur impénitent et routier de la parole publique, il en possède si bien les artifices que, devant son petit peuple d'Hippone sans culture, son art consiste à feindre y avoir définitivement renoncé.

Cet introverti se raconte. Ses Confessions nous découvrent ce qui a fait battre son cœur de vingt ans: «Aimer et être aimé!» Voilà l'homme que la grâce attend à un détour du chemin. Précédemment Monnica, sa mère, trop captatrice, applaudit quand son fils fixe son affectivité, en choisissant une liaison stable, l'Innommée, la mère d'Adéodat. Elle ne l'a pas perdu totalement, son fils, la liaison durera vingt ans.

[PAGE 4] Homme de chair et de passion, la tête toujours lucide et libre, Augustin mène de front ses études, ses plaisirs, puis l'enseignement, enfin l'ambition gouverner peut-être une province romaine. Quelle revanche pour un boursier humilié! Augustin ne s'est pas contenté de cueillir des roses sauvages, au gré des buissons rencontrés, entr'acte d'une brillante carrière universitaire, son esprit ne connaît pas le repos, anxieux, interrogatif. La foi de sa mère lui paraît trop simple, incapable de résoudre problèmes et débats qui grondent en lui Origine du mal, liberté de l'homme. Un temps, il pense trouver la lumière dans le manichéisme. Dualisme radical qui suppose un principe bon, spirituel et lumineux, en lutte sans cesse avec un principe mauvais, matériel, obscur. Résurgence du gnosticisme et qui connaîtra des revives, tout au long de l'histoire : bogomiles, cathares, pour ne pas parler de son visage contemporain.

Ce dualisme, comme nous allons le voir, va poursuivre l'homme toute sa vie. Il le trouve en lui, il le trouve autour de lui, l'Évangile lui aussi lui parlera de blé et de paille mêlés, de brebis et de boucs, de Babylone et de Jérusalem. Comment résoudre l'antinomie, trouver au-delà des dissonnances le point d'orgue ?

Trop noble pour s'enliser dans la médiocrité, trop faible pour vivre à la hauteur de son intuition, Augustin hésite entre le divertissement et la rupture, écartelé, il cherche Dieu. «Je te cherchais dehors, et tu étais dedans, en moi». Il finit par se rendre, en 386, quand un jour d'été, dans le jardin de Milan, une voix d'enfant lui parait chanter: «Prends et lis!» Il ouvre le livre de saint Paul qu'il avait emporté avec lui et y trouve: «Plus de ripailles, plus d'orgies, plus de coucheries ni de débauche: revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ» (Rm 13, 13). Ce fut comme une illumination. Augustin avait trouvé celui qu'il cherchait, qui le cherchait. Il avait découvert qu'il était aimé, il l'éprouvait comme une brûlure qui le guérissait; souffrance et joie qui l'atteignaient au plus secret de son être. La tendresse de Dieu l'avait visité. Il avait découvert qu'il était aimé. Mais aimait-il? Sa vie répondra.

Pâques 387, Augustin et son fils Adéodat reçoivent le baptême des mains de l'évêque Ambroise. Il entre en religion, c'est-à-dire qu'il épouse ensemble la foi et la vie religieuse. Il espère unifier sa vie, mener une existence consacrée à la prière et à l'étude avec des amis chers. Il rentre en Afrique, sa mère meurt à Ostie, sa mission était accomplie. Qui de vous, dans l'ancienne cité du port, n'a relu l'inscription du dernier adieu, en silence!

A Milan pour commencer, à Thagaste, sur un lopin de terre hérité de son père, le jeune converti groupe autour de lui une première communauté. Imprudemment il s'en vient à Hippone, deuxième ville d'Afrique pour y fonder un monastère d'hommes. Une nouvelle épreuve vient détruire le château-fort construit sur le sable et remet en question une vie harmonieusement conçue. [PAGE 5] Ce n'est plus lui qui la conduira, mais Celui qui l'a choisi. Dieu l'avait choisi non pour être aimé, mais pour aimer à son tour, aimer à la manière de Dieu, gratuitement et sans contre-partie, à fonds perdus.

Le vieil évêque Valérios, grec madré, profite de la présence d'Augustin pour réclamer un prêtre à l'assemblée chrétienne. Le peuple plébiscite Augustin et ne le lâchera plus, jusqu'à ce que mort s'en suive. Trente-six ans.

L'unité laborieusement réalisée semble décidément compromise. Comment concilier action et contemplation, étude et pastorale? Comment écrire pour les doctes et enseigner les illettrés? Parler dans une ville où il ne trouve pas un manuscrit de Cicéron, qui n'a même pas une école, moins encore une université? Évangéliser un peuple de dockers et d'artisans, de marins et de cultivateurs. Le grand nombre ne sait pas lire, ce qui fait dire à l'évêque avec humour: «Je suis votre livre!» Et ce drame était mineur par rapport à la division qui déchirait toute l'Afrique chrétienne : le donatisme. Encore une église des héros et des parfaits, qui opposait communauté à communauté, évêque à évêque. La robe sans couture était lacérée pour cent ans. À Hippone le boulanger donatiste refusait de cuire le pain des catholiques, ce qui rendait la vie impossible. Guerre de tous les jours et de toutes les circonstances où Augustin a failli perdre la vie dans une embuscade. L'évêque y échappa, parce que son guide s'était trompé de chemin. Erreur providentielle. Sa vie durant, Augustin portera cette écharde donatiste dans la chair. Même au-delà de la conférence de 411 qui, juridiquement, avait mis fin au schisme.

Et pour finir une existence sans cesse ballotée, la chute de Rome, la fin d'un empire. La ville éternelle, maîtresse du monde, violée par les hordes barbares. Leurs chevaux pouvaient s'abreuver aux vasques de marbre de la cité. «Si Rome peut périr, s'écriait le vieux Jérôme, que reste-t-il de sûr?»

Augustin meurt dans une Hippone assiégée par les Vandales. C'en est fait de l'Afrique romaine. Nous sommes en 430.

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II – L’œuvre

Comme celle d'Origène, l'œuvre d'Augustin est considérable: 113 ouvrages. Elle est plus diversifiée, plus éclatée que celle de l'Alexandrin. Elle couvre presque tous les domaines: philosophie, exégèse, théologie, polémique, morale, ascèse, prédication et vie monastique. Il serait tentant de suivre le maître sur tous ces sentiers, de relire son traité De la musique, De l'ordre, parfait vademecum d'un énarque, ses admirables Soliloques qui, à la vérité, sont déjà un dialogue avec Dieu que cherche son âme. Le converti de Milan crée même un genre littéraire: l'autobiographie qui fera école, les Confessions. Rassurez-vous, rien de commun avec ses imitateurs: les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, les Confessions d'un enfant du siècle ou les Confessions d'un anglais fumeur d'opium. Le titre de son livre est tiré de la Bible. Confesser signifie à la fois chanter la gloire et l'action de Dieu, les merveilles de sa grâce, mais également reconnaître la misère et la déchéance de son péché.

L'histoire de ses trente-trois premières années est d'ailleurs moins un livre qu'un poème musical, une symphonie qui fait penser à celle de Mahler, au lyrisme pathétique et passionné, où la poésie tantôt biblique, tantôt bucolique, traduit «les émotions sans cesse renouvelées d'un cœur pathétique entre tous».

Tout chrétien averti, sans avoir suivi le converti dans le dédale de ses états d'âme et de ses émois intérieurs, connaît du moins les pages essentielles, rythmées comme des stances :

« Tard, je t'ai aimée, ô Beauté, si ancienne et si nouvelle,
Tard je t'ai aimée.

Ah! voilà: tu étais au-dedans de moi,

Et moi, j'étais au dehors.

Tu m'as appelé,

Et ton cri a forcé ma surdité.

Tu as brillé,

Et ton éclat a balayé mon aveuglement.

Tu as exhalé ton parfum,

Il m'a grisé.

Tu m'as effleuré,

Et je brûle pour la paix que tu donnes.
»

[PAGE 7] Jamais amoureux de la terre n'a exprimé en mots plus incandescents d'une sensualité écorché, la brûlure de son cœur.

Devenu évêque, Augustin mène de front l'œuvre théologique et l'œuvre pastorale. Seul son Traité de la Trinité se meut hors des controverses et de l'actualité. Il y travaille seize ans, sans cesse sollicité par l'urgence de la polémique et de l'apologie. Il lui faut répondre aux manichéens et, avec eux, discuter sur la création, reprendre avec eux le récit de la Genèse. À cette controverse, il consacre au moins douze ouvrages. Il lui faut guerroyer contre les donatistes qui ont déchiré l'Église, confondre leurs sophismes, recoudre patiemment la robe déchirée. Il sait dépasser l'événement et reconnaître « tel qui se croit dehors est dedans, un autre se croit dedans et se trouve dehors ». Axiome qui n'a rien perdu de son actualité. Nous avons conservé sept ouvrages antidonatistes, huit sont perdus.

L'évêque sexagénaire pouvait aspirer à l'otium, loisir nécessaire pour achever son œuvre théologique. Le pélagianisme, qui niait les ravages du péché originel et la nécessité de la grâce, l'oblige à nouveau à entrer en lice. Quinze ouvrages encore. Cette œuvre de théologie et de controverse doit se frayer une place dans une vie déjà mangée par la prédication, la catéchèse, les démarches, la correspondance étendue comme l'empire, les procès quotidiens dont il lui faut connaître. Il n'est guère d'évêque moderne qui soit appelé à des tâches aussi diversifiées.

Augustin prêche tous les dimanches, souvent en semaine, pendant tout le carême. Les quelques mille sermons et homélies qui sont parvenus jusqu'à nous restent des chefs-d'œuvre d'éloquence populaire, de verve et de savoir théologique. Jamais de prédication au rabais. Tout l'Évangile dans toute la vie, toutes les vérités de la foi qui font le chrétien. A ces petites gens analphabètes, Augustin explique la génération du Verbe de Dieu. Nous y trouvons les homélies des dimanches et des fêtes liturgiques, les panégyriques des saints et des martyrs, principalement ceux qui sont la gloire de l'Afrique: Scillitains, Félicité et Perpétue, Cyprien de Carthage. Les connaisseurs accordent leur préférence aux meilleurs crus : Évangile et lettre de saint Jean, commentaire des 150 psaumes prêchés à Carthage surtout. Dans la primatiale d'Afrique, la langue de l'orateur est plus châtiée, les clausules sont plus étudiées. Il est la vedette du jour et se hausse au niveau de l'auditoire.

Le livre, cher entre tous, qu'il commente avec prédilection est le recueil des Psaumes. Symphonie de la prière à la fois intérieure et universelle. Cette prière est la sienne, il y revient sans cesse, il s'y retrouve et là, nous le trouvons, il y continue le livre de ses Confessions. Là il trouve le thème des deux cités. Son expérience personnelle s'élargit aux dimensions du monde.

[PAGE 8] L'ouvrage le plus lu et relu, le plus souvent copié au cours des siècles, imprimé et traduit en douze langues, fragmentairement même en japonais, n'est pas les Confessions, mais la Cité de Dieu, cantate pour un temps d'apocalypse, composée de 413 à 426, au lendemain de la chute de Rome. Étonnante théologie de l'histoire, des origines à la conflagration générale que Bossuet imitera dans son Discours sur l'histoire universelle.

Au lendemain de la chute de Rome, nombreux étaient les païens, dans toutes les classes de la société, qui accusaient le christianisme d'avoir été pour l'empire un ferment de décadence. L'évêque nous rapporte lui-même dans un sermon l'accusation entendue: «Les chrétiens nous ont apporté la poisse. Auparavant il faisait bon vivre, nous regorgions de biens.» Comment fournir une réponse à la mesure de l'événement et du désarroi des esprits? L'évêque d'Hippone se met à l'œuvre, «œuvre considérable et ardue», «œuvre gigantesque», confesse-t-il lui-même. Il lui faudra treize ans pour venir à bout de son entreprise. La composition se ressent de cette élaboration quelque peu laborieuse.

L'idée centrale est que Dieu mène le cours de l'histoire. Le livre se développe comme un drame en cinq actes : la création, la chute, la préparation de l'Incarnation, la venue du Christ et l'Église, le dénouement final. Le thème de cette symphonie grandiose est le conflit entre les deux cités qui se partagent le monde, celle des hommes, à commencer par Rome, la plus glorieuse. Celle-ci accuse l'autre, la cité de Dieu, de saper ses assises. Augustin prend du recul par rapport à l'événement, il prend de la hauteur pour embrasser du regard toute l'étendue du drame, de sa naissance à son dénouement.

«Deux amours ont construit deux cités,
L'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu,
L'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi.»

De ce thème qui hante le théologien depuis sa jeunesse, il nous faut à présent déceler toutes les harmoniques, toute la complexité d'un drame à mille visages.

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[PAGE 9]

III – Deux amours ont construit deux cités

Jusque dans le choix de son titre, Cité de Dieu, Augustin est aux écoutes de l'Écriture. Il n'a pas inventé le mot, mais il l'a rencontré, comme une pierre précieuse, sertie dans le psaume 86. Ce chant décrit Jérusalem comme la mère de tous les peuples:

«Tous les échos sont remplis de ta gloire,
Ô Cité de Dieu
»,

traduit Claudel.

Terme et but de toutes les caravanes humaines, la Jérusalem future se présente comme l'Alleluia de Haendel, comme l'achèvement d'un immense oratorio cosmique. Vision d'espérance qui vient éclairer l'expérience quotidienne de la division, de l'écartèlement, du mélange, de l'opposition. Tout au long de l'existence deux cités s'affrontent et se combattent.

Saint Paul avait fourni à Augustin des antithèses cadencées et des alternatives universelles : les deux Adams, la mort et la vie, la chair et l'esprit. Parallélisme antithétique cher à l'esprit sémitique, qui traverse l'histoire et écartèle l'homme au plus secret de son être. Conflit que décrit la lettre aux Romains. Jean Racine en est l'écho dans les vers fameux:

«Mon Dieu! quelle guerre cruelle 
Je trouve deux hommes en moi.
»

L'apôtre Jean présente l'histoire comme le théâtre d'une lutte à mort, où les ténèbres se dressent contre la lumière pour l'étouffer. Les hommes se partagent entre ceux qui accueillent et ceux qui rejettent, ceux qui, à la lumière, préfèrent les ténèbres.

Les deux cités, le mélange des bons et des méchants, Augustin en vivait la réalité dans le quotidien, non seulement dans la division entre donatistes et catholiques, mais à l'intérieur de sa propre communauté. Il avait beau prêcher, émonder, corriger, menacer, la communauté à certains jours lui paraissait de plomb. «Vous allez dire que je répète toujours la même chose. Que dois-je donc faire, moi que vous accusez de radoter? Changez, changez, je vous supplie, si vous ne vous souciez pas de vous, du moins ayez pitié de moi.»

[PAGE 10] À partir de son expérience personnelle et pastorale, avec les images de tous les jours, la paille et le grain, l'or et le creuset, l'épreuve et la lutte, la nasse mêlée de bons et de mauvais poissons, la navigation et le voyage, l'exil et la patrie, l'évêque expose le tragique de la condition humaine, l'Église en situation, qui gémit au milieu des pécheurs. Deux amours, deux cités s'affrontent.

«Beaucoup écoutent le diable, affirme déjà le Catéchisme des simples écrit en 399, bien peu suivent le Seigneur: le bon grain comparé à la paille est peu de chose. Mais le paysan ne sait-il pas ce qu'il fera de l'énorme tas de paille? La foule des pécheurs n'est rien devant Dieu, lisait ce qu'il en fera. Le diable a beau entraîner la masse, il n'emporte pas la victoire. Il sera vaincu par le petit nombre.» Et maintenant, écoutez le leitmotiv d'Augustin qui désormais revient comme un thème musical tout au long de sa prédication comme de ses ouvrages, jusqu'à la Cité de Dieu, et notons bien la date : nous sommes en 399: «Deux cités, celle des impies, celle des saints poursuivent leur marche depuis le début du genre humain jusqu'à la fin du monde. Elles sont maintenant mélangées dans leur corps, mais la discrimination opérée dans les volontés se fera jusque dans les corps, au jour du jugement.»

L'évêque d'Hippone possède déjà un thème qui a cours en Afrique et que le donatiste Tyconius avait déjà utilisé dans son œuvre exégétique. L'histoire présente deux pyramides opposées qui s'élèvent comme deux cités schématisées habituellement sous les traits de Babylone et de Jérusalem. «Ces deux cités, fondées à une certaine époque du passé, sont le symbole de deux cités qui avaient commencé dès l'origine et qui continueront jusqu'à la fin des temps» (In Ps. 64, 1, 2).

Depuis le péché d'Adam, le monde est «cassé», voyez Caïn et Abel: «L'origine de la cité de Dieu remonte à Abel, comme la cité mauvaise à Caïn. Elle est donc bien ancienne, cette cité de Dieu. Elle traîne son existence terrestre, sans cesse soupirant vers le ciel : on l'appelle aussi Jérusalem ou Sion» (In Ps. 64, 3).

Le drame des chrétiens ne réside pas simplement dans le choix mais dans le fait de vivre comme les Juifs d'autrefois, en captivité à Babylone, et d'aspirer du fond de leur exil au retour à Jérusalem. À partir de cet épisode singulier, les Psaumes et les Prophètes avaient annoncé le retour et chanté la nostalgie de tout un peuple vers un temple à reconstruire, une patrie à retrouver.

Comme un metteur en scène de génie, Augustin trouve dans cette histoire le drame de l'humanité, le drame de chaque chrétien : « Nous devons, nous aussi, connaître d'abord notre captivité, puis notre libération, nous devons connaître Babylone avant de connaître Jérusalem » (In Ps. 64, 1). Le drame naît précisément de l'emmêlement. Le chrétien est écartelé entre la Babylone qu'il lui faut quitter, et la Jérusalem, le but de son pèlerinage.

[PAGE 11] À première vue, tout est confus, inextricablement mêlé, les événements et les hommes. Bons et méchants se côtoient, s'affrontent et se confondent. Rien ne ressemble au blé comme l'ivraie. À s'y tromper. Et les hommes s'y trompent. Condamnés à vivre ensemble, les uns et les autres se rendent même des services réciproques. Les trois jeunes gens de la fournaise n'ont-ils pas été placés au-dessus des satrapes de Nabuchodonosor? Joseph ne fut-il pas préposé aux richesses du pharaon? Les habitants de la Cité de Dieu peuvent exercer le pouvoir sur Babylone. «Tout est commun en ce monde aux bons et aux méchants: mêmes corps, même lumière, mêmes sources, mêmes fruits, même prospérité, même adversité, mais tout autre est le désir, tout autre le sort final des uns et des autres. Cette épreuve durera jusqu'à la fin du monde» (M. Pontet). Jésus l'affirmait déjà dans la parabole du bon grain et de la zizanie, sur laquelle Augustin revient sans cesse : le bon grain doit tolérer, supporter l'ivraie jusqu'à la moisson. L'évêque compare le mélange au blé battu sur l'aire, puis ventilé et serré dans le grenier, au lys qui croît au milieu des épines, au navire-église, balloté par les flots, rassuré parce que le Seigneur marche sur la crête des vagues.

Cet artiste se plaît à recourir à une comparaison tirée de la peinture: «Que de choses un peintre fait avec le noir : les cheveux, la barbe, les sourcils  ainsi Dieu tire parti du méchant lui-même en le faisant rentrer dans l'harmonie universelle» (Serm. 125, 5) : Les citoyens de la Cité de Dieu administrent, comme le Joseph de l'histoire juive, les biens de la Cité terrestre sans pour autant les cautionner. Et Augustin affirme fortement que le fidèle peut et doit servir son pays, le défendre au besoin, avec les armes. Il encourage même des chrétiens à accepter des charges publiques et il est fier de voir les fidèles peupler les services de l'État. Il critique même ceux qui désertent leur poste pour des motifs religieux. Jusque dans la Cité de Dieu, Augustin affirme: «Nul ne doit être tellement avide de repos qu'il ne songe à l'utilité du prochain

Mais collaboration, interpénétration ne signifient jamais intégration, moins encore inféodation. Cette imperméabilité des deux cités en présence rapproche curieusement Augustin du radicalisme donatiste: «Qu'ont de commun, disaient-ils, les chrétiens et les souverains, les évêques et la cour?»

Contemplant l'histoire du point de vue de Sirius, l'évêque d'Hippone voit l'humanité comme un torrent gonflé par les eaux: il se forme, s'amplifie, charriant dans ses flots le bien et le mal mêlés, jusqu'à ce qu'il se perde dans la mer. «Mystérieuse dans ses origines, puis dans sa disparition, l'humanité n'est qu'un murmure entre deux silences.»

Téméraires, impatients, les donatistes prétendaient faire la discrimination en oubliant que Dieu seul était juge et que le Christ avait mis en garde ses disciples contre l'impatience. «Pourquoi, s'écrie Augustin, prévenir le temps de la moisson? Pourquoi rompre le filet avant qu'il ne soit tiré sur la berge.»

[PAGE 12] Pétilien, le leader du donatisme, se drapant dans le rôle de grand inquisiteur, juge et condamne. Augustin, enfant de la miséricorde, ressent ce que cette attitude a d'anti-évangélique. «Je suis un homme de l'aire, paille si je suis mauvais, grain si je suis bon. Mais en tout cas le van n'est pas la langue de Pétilien.» Avant de juger, Dieu donne à chacun ses chances. Patience de Dieu sur laquelle l'évêque revient sans cesse pour l'opposer aux humaines impatiences. «Dieu punit peu en ce monde, dit-il, et réserve beaucoup de choses pour le dernier examen, afin de donner plus de grandeur au jugement futur.»

L'Église elle-même, loin de se confondre avec la cité future, comme on l'a trop imputé à la pensée d'Augustin, ressemble au filet de la parabole, qui mêle bons et méchants. Le pasteur d'Hippone a trop souffert de cette médiocrité quotidienne pour ne pas réagir. «L'homme que tu n'arrives pas à redresser n'en est pas moins à toi, il est une partie de toi-même, soit parce qu'il est un homme, ton frère, très souvent parce qu'il est un membre de ton Église dans laquelle il est avec toi. Que faire alors? En face de tous ces scandales, mes frères, il n'existe qu'un remède: ne pense pas de mal de ton frère. Efforce-toi humblement d'être ce que tu voudrais qu'il soit et tu ne penseras plus qu'il est ce que tu n'es pas» (In Ps. 30-2, 7).

Augustin se refuse donc de juger, de faire le tri parmi ceux qui sont ses frères. Le bon grain doit supporter l'encombrant voisinage, s'épurer à son contact. Le chrétien se trouve en butte à un autre chrétien qui, en lui, fait naître le doute: «Ce n'est pas un païen, un ennemi, c'est un ami rencontré sur le forum qui parle de la sorte. C'est l'épouse du foyer qui se change en Eve, c'est le mari qui, face à son épouse, se fait Satan pour elle. Veux-tu savoir quelle est ta cité, à quel chef tu obéis? Scrute ton cœur, examine ton amour. C'est l'amour qui discrimine les hommes et construit les cités. Sur l'amour nous serons jugés. Notre cœur, hélas, lui aussi est partagé. Qui a semé cette guerre en moi? La frontière entre le Christ et le mal passe à l'intérieur de nous-mêmes, entre mon âme chrétienne et mon âme païenne. Frontière invisible à tout autre que Dieu, qui scrute les cœurs et les reins» (In Ps. 93,20 et Contra Jul. V, 7, 26).

La chute de Rome, la décadence de l'empire romain ont effeuillé les dernières illusions d'Augustin sur les puissances terrestres. L'évangile n'a rien à attendre du prince. Il serait vain de miser sur une cité fragile, qu'il s'agisse des républiques ou de l'empire romain. Ce serait un blasphème de mobiliser Dieu, comme le faisaient les nostalgiques de Rome, pour secourir les structures temporelles et donc périssables. Les épreuves de Rome s'inscrivent dans la logique d'une humanité marquée définitivement par la chute. Les empires comme les hommes naissent, grandissent et meurent. « Le monde est bouleversé, comme au pressoir. Courage, chrétiens, semailles d'éternité, pèlerins en ce monde, en route pour la cité du ciel ! Les épreuves qui se multiplient sont le sort des temps chrétiens, mais ne sont pas un scandale pour les vrais chrétiens. Si tu aimes ce monde, tu blasphèmes le Christ. Si tu aimes le Christ, tu seras un étranger en ce monde. »

[PAGE 13] En contrepoint, Augustin répond à une objection qu'il entend quotidiennement: «Les temps sont mauvais, les temps sont pénibles», disent les gens ; l'évêque d'Hippone leur répond: «Les temps sont ce que nous sommes. Il n'y a pas de bons temps, il n'y a que de bonnes gens.» Plutôt que de cultiver la nostalgie du passé, Rome et les Romains devraient regarder vers l'autre cité. «Voilà ce que tu devrais désirer, âme humaine, voilà l'objet digne de tes soupirs. Réveille-toi, le jour est venu» (Cité II, 29).

Voilà le mot lâché: l'autre cité. C'est d'elle qu'il est question dans le testament d'Augustin. Elle seule le console des échecs et des déceptions, elle seule ne trompe pas. «Elle seule rassemble les citoyens de toutes les nations. Elle constitue et elle réunit une société de pèlerins de toutes langues. Elle ne s'inquiète pas de la différence de mœurs, des lois et des institutions. Elle ne se préoccupe pas de la paix terrestre (allusion à la fameuse et fragile pax romana) que possèdent les uns et non les autres» (Cité II, 29).

Les hommes, face à la Cité de Dieu, se partagent, pour Augustin, en «terriens» et en «pèlerins». «Les terriens, tout le jour, ironisent et interpellent. Ils hurlent contre les petits. Ce ne sont que blasphèmes et aboiements qui répètent sans cesse: Montrez votre Dieu. — Que voyez-vous? Croyants, vous êtes dans l'affliction, certaine votre épreuve, hypothétique votre espérance» (In Ps. 30-3, 5). Les terriens auraient-ils le dernier mot? Faut-il finalement miser sur les joies qui passent et s'établir dans la cité aux échafaudages éphémères? La foi dans le cœur du croyant a fait sourdre le mal d'un autre pays, le pays de son attente. Comme le chemineau romantique de Gustav Mahler, il chante sur la route le pays de son espérance. Comme les Juifs à Babylone, il se tourne vers Jérusalem, non celle de Palestine mais celle entrevue par le voyant de Patmos. Augustin est intérieurement accordé à la poignante nostalgie des psaumes qui chantent la Jérusalem d'en-haut. L'expérience de la foi et de la vie lui a fait prendre conscience qu'il était un déraciné. Plus il avance, et plus il ressent la distance du pays de Dieu. Joies et fêtes de la vie perdent de leur saveur et deviennent amères, elles ne peuvent plus le divertir, une autre voix l'appelle, impérieuse, lancinante.

La cité de la terre n'est qu'une figure, une ombre de l'autre cité, qui se profile sur la ligne du temps et se trouve au bout de la route. L'évêque d'Hippone se complaît à décrire l'errance de la vie quotidienne. «Tout homme erre et cherche. Que cherche-t-il? Il recherche le repos, il cherche le bonheur. Il n'est personne qui ne cherche à être heureux. Demande à un homme ce qu'il désire, il te répondra qu'il cherche le bonheur. Mais les hommes ne connaissent ni la route qui y mène ni le lieu où le trouver. Ils errent. Le Christ nous a remis sur la bonne route, celle qui mène à la patrie. Comment marcher? Aime et tu cours. Plus tu aimes fort, plus vite tu cours vers la patrie» (Serm. Mai 12, 2). Le thème de la route et du voyage s'irise à la lumière du cantique nouveau que l'évêque ne se lasse pas de commenter. «Chantez les chants d'amour de votre patrie. Chemin nouveau, voyageur nouveau, cantique nouveau.» [PAGE 14] Marcheurs et pèlerins rythment leur effort de chansons pour se donner du cœur: «Aujourd'hui, frères, chantons, non pour charmer notre repos, mais pour alléger notre fardeau. Chante comme chante le voyageur, chante et marche. Avance sans t'égarer ni piétiner. Chante et marche» (Serm. 256, 3). Dieu est au bout du chemin. L'alleluia de la route rejoint l'alleluia de la liturgie. Le mystère célébré s'engouffre dans la vie, l'anime, la transforme, la transfigure. Augustin s'est détourné du jeu de la lyre et de la cithare, il a fui le chant des sirènes qui, autrefois, le tiraient par son vêtement de chair en répétant : plus jamais, plus jamais.

L'homme des Confessions s'est converti, apaisé, pacifié, rassemblé. Dans le silence qui l'enveloppe désormais, il lui semble percevoir une autre voix, non aux oreilles mais au cœur, une musique telle que quiconque l'entend rejette désormais tout autre bruit. Un chant nouveau lui vient du monde nouveau qu'il frôle déjà, et traverse la paroi. Il lui suffira de fermer les yeux définitivement pour découvrir l'autre rive où espérance et amour ont jeté l'ancre, en la Cité de Dieu.

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Seize siècles nous séparent de l'évêque d'Hippone, mais à l'écouter, à le lire, il est nôtre, il est d'aujourd'hui, il nous décrit demain. Il est le messager de l'essentiel, le docteur averti du cœur humain, il nous dit où et comment trouver le repos, la paix. Sa pensée nous console de constructions éphémères que Grégoire de Nazianze a appelées «le caquetage des clercs».

Et de nouveau, Augustin a porté, des siècles durant, l'Occident chrétien, avec ses éclairs et ses pesanteurs. Ses fils et ses frères, autour de lui, se sont querellés, puis séparés. Des disciples ont déformé ou durci sa pensée ; d'autres ont atténué des affirmations trop rigides sur la prédestination ou la «massa damnata». Il serait erroné d'isoler l'évêque d'Hippone de toute la pensée de l'Occident et de l'Orient surtout. Nous pouvons regretter que le jeune étudiant de Madaure n'ait pas éprouvé pour la langue grecque l'enthousiasme qui l'a fait pleurer sur les malheurs de Didon chez Virgile. Augustin aurait enrichi son génie des richesses orientales et grecques. À nous d'exploiter tout le patrimoine chrétien.

Une et universelle, l'Église, de l'Orient à l'Occident, celle des origines surtout, qui a reçu de plus près et avec plus d'abondance l'effusion primitive, n'a pas d'autre mission que de nous conduire jusqu'à la Source elle-même. A nous de suivre les guides qui nous ont tracé le chemin et marchent devant nous, jusqu'à la Cité bienheureuse.

 

Suggestions de lecture :

Saint Augustin prie les Psaumes, Les Pères dans la foi 86
Paix et guerre selon saint Augustin, Les Pères dans la foi 101
Saint Augustin et l'Anonyme médiéval, Soliloques, Les Pères dans la foi 76
Et de nombreux autres textes d'Augustin dans Les Pères dans la foi et dans la Bibliothèque augustinienne

Les enregistrements audio des deux séries de conférences de carême prêchées par A.-G. Hamman à Notre-Dame de Paris peuvent être obtenus sur CD pour 50 euros auprès du site du Carmel de Saint-Sever.